Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui sont si fréquens aux environs de la vingtième année. Au reste, tous ces écrivains qu’il admirait et qu’il considérait comme des esprits supérieurs, incrédules eux-mêmes, admettaient comme une vérité d’évidence que la supériorité de l’intelligence et du talent était désormais inconciliable avec l’humble foi des vrais croyans ; et certes, il n’y avait pas à se dissimuler que, depuis plus d’un demi-siècle, le talent et le génie littéraires, et sinon toujours la force, la profondeur et la justesse, tout au moins la vivacité et la fécondité de la pensée s’étaient bien rarement rangés du côté de la tradition. On pouvait donc se demander si l’avenir n’accentuerait pas encore l’irrémédiable contradiction ; si le christianisme ne devait pas abdiquer désormais ses antiques prétentions à guider les sociétés modernes, à exercer la maîtrise des intelligences ; et si enfin faire profession d’incroyance, ce n’était pas faire acte de candidat sérieux à la distinction intellectuelle et à la gloire littéraire.

Tel paraît avoir été l’état d’âme du jeune homme qui, par une piquante coïncidence, au mois d’avril 1791, partait pour l’Amérique sur le même bateau que quelques Sulpiciens désignés par M. Emery pour aller à Baltimore fonderie premier séminaire catholique des Etats-Unis. Justement, c’est à l’un de ses compagnons de traversée que nous devons le document le plus révélateur que nous possédions peut-être sur cette époque de sa vie et de sa pensée. C’est le récit, un peu tardif, mais assez précis, d’un vieux prêtre, Edouard de Mondésir, alors tout jeune séminariste, que les faits et gestes du « bouillant » Chateaubriand, comme il l’appelle, semblent avoir beaucoup frappé[1]. Tout « franc libertin » que fût alors le futur auteur d’Atala, et prompt au persiflage, il est fort loin pourtant d’être entièrement détaché des choses religieuses. Le jour du Vendredi-Saint, par exemple, il assiste à l’office sur le tillac. « Après le service, — nous conte l’excellent abbé, — il demanda à M. Nagot [le supérieur des Sulpiciens] permission d’adresser quelques paroles aux matelots, bons Bretons et bons catholiques. M. le supérieur y consentit. Alors notre nouveau missionnaire, prenant en mains un grand crucifix, se mit à

  1. J’ai publié ce document au complet dans mon Introduction à une reproduction de l’édition originale d’Atala. Paris, Fontemoing, 1905. — Un autre récit plus succinct, publié par M. Anatole Le Braz dans le Journal des Débats du 18 janvier 1910, confirme entièrement le témoignage de l’abbé de Mondésir.