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haranguer l’équipage, et il débita des phrases extrêmement fortes et brûlantes, au point que, s’il se fût trouvé un juif à bord, je ne doute nullement que nos matelots ne l’eussent jeté à la mer. » Une autre fois, — car, « faute de mieux, et pour se désennuyer, » le jeune « vicomte » prenait volontiers une part très active aux lectures de piété qui se faisaient en commun, — « M. Nagot lui fit observer qu’un livre ascétique ne se déclamait pas sur le ton de la tragédie. Le lecteur répondit qu’il mettait de l’âme à tout. » Le mot n’est-il pas bien caractéristique, et, si je l’ose dire, déjà bien « génie du christianisme ? » Est-ce que déjà l’on n’y voit point percer une tendance à prendre les choses, et la religion elle-même, par leur côté dramatique et vivant, oratoire et pittoresque ? Les raisonnemens gris, les formules prudemment traditionnelles, les « habitudes recueillies et solitaires » ne sont point son fait ; il a besoin d’éclat, de pompe et de sonorité ; il porte partout sa fougue intérieure ; il « artialise, » comme eût dit Montaigne, jusqu’à la piété ; « il met de l’âme à tout. »

Et l’on saisit là, sur le vif, quelques-unes des incohérences de pensée et des tendances assez contradictoires qui se disputent cette personnalité puissante, mais tumultueuse : on n’entasse pas en vain dans une tête de vingt ans tant de lectures, et de si diverses. René est incroyant ; et pourtant, la religion, à condition qu’elle parle à son imagination, l’attire encore. Du moins, et à en juger aussi par ses poésies d’alors, il ne semble pas que son christianisme d’hier ait encore fait place au dogmatisme un peu simpliste et négateur des derniers Encyclopédistes. « Athée avec délices : » le mot de Chênedollé sur Chénier ne s’applique assurément point à lui. Un déisme plus sentimental que rationnel, avec, çà et là, de vagues aspirations panthéistiques, un résidu vaporeux et noble des rêves de Fénelon, des effusions de Rousseau, des attendrissemens de Bernardin, voilà, ce semble, à cette date, sa disposition dominante. Et l’on a aussi noté au passage cet aveu, — où ne se seraient reconnus ni Voltaire, ni Condorcet, ni d’Holbach, — sur « le désespoir sans cause qu’il portait au fond du cœur. » L’homme qui peut parler ainsi de lui-même n’a pas, à vingt-trois ans, achevé son histoire morale.


VICTOR GIRAUD.