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ouvrages avant de les écrire, Rahel conversait pour converser : c’était un penchant naturel, auquel elle se livrait en toute franchise, et elle y avait acquis une telle maîtrise, qu’elle changeait spontanément de ton, selon la personne, ou les personnes, avec qui elle s’entretenait. « Elle animait un cercle, écrit le marquis de Custine, autant qu’elle intéressait un ami en tête à tête, et cette double faculté est rare. Son esprit suffisait à tout, parce que c’était mieux que de l’esprit ; c’était du génie au service de l’intimité et même de la société. Elle ne trouvait rien au-dessous d’elle dans les petits événemens de la journée, et rien n’était au-dessus dans les plus grandes circonstances de la vie, Sa pensée se faisait toute à tous ; elle ne l’économisait point pour des livres ou pour des intrigues politiques ; elle ne jouait pas un rôle, ne calculait jamais un effet. — Quand on n’a pas assez d’esprit pour en perdre, disait-elle, c’est qu’on n’en a pas assez pour ce qu’on en veut faire. »

Sa sociabilité, sa tendance à tout rapporter à la vie, aux relations entre les hommes, déterminait même ses jugemens littéraires, et en particulier ses jugemens sur Gœthe. De tous les ouvrages de Gœthe, ceux qu’elle lisait de préférence, où elle prenait le plus volontiers ses « leçons de sagesse, » et qu’elle citait le plus habituellement devant ses amis, c’étaient le roman de Wilhelm Meister et le drame de Torquato Tasso, qui montrent le poète et l’artiste en rapport ou en contradiction avec la société. Sur Faust, elle s’exprima un jour, en présence de Brinckmann, d’une manière originale et caractéristique. « C’est dommage, disait un de ses invités, que le Faust ne soit qu’un fragment. — Dommage ! s’écria Rahel. Mais c’est son plus grand mérite ; c’est par là qu’il est l’image parlante de l’humanité, qui, avec ses hauts et ses bas, et les énigmes qu’elle renferme, sera éternellement pour nous un fragment. On dit que Gœthe veut donner une suite à son poème : il pourra bien le continuer, mais il ne l’achèvera pas. Dieu, ou, si vous l’aimez mieux, Méphistophélès y a mis bon ordre. »

Mais aucun livre, fût-il signé de Gœthe, ne valait pour elle un échantillon vivant de l’espèce humaine, pour peu qu’il fût intéressant, et il était rare qu’elle n’y trouvât quelque intérêt. « J’ai toujours mieux aimé, disait-elle encore, passer mon temps avec les hommes qu’avec les livres. Ceux-là sont plus faciles et plus commodes à lire, car il y a ordinairement peu de chose sur