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chaque page, et pourtant il y a presque toujours quelque chose, un de ces traits qui échappent le plus souvent aux faiseurs de livres. Il est vrai que de voir, et surtout de voir vite, c’est un art difficile, je dirais presque un art qui ne s’apprend pas. » Un jour qu’elle reprocha à Schleiermacher la rareté de ses visites, celui-ci lui répondit en plaisantant : « Vous avez parfois une si mauvaise société et qui ne me dit absolument rien. — C’est votre faute, répliqua-t-elle. Il n’y a pas un homme dont le sage ne puisse tirer quelque chose, à sa manière, bien entendu. Seriez-vous si savant, si vous n’aviez lu tant de mauvais livres ? Demandez à Brinckmann : je lui ai appris à feuilleter les hommes. » Les habitués de son salon, c’était sa bibliothèque, disait-elle. Elle avait acquis, dans cet art de déchiffrer une physionomie, d’interpréter un geste ou une attitude, de démêler, à travers les qualités et les défauts et les apparences fugitives, le fond original et permanent d’un homme, une habileté et une, promptitude que tous les contemporains ont reconnues.

Il semble que cette perspicacité, cet « œil infaillible » aurait dû éloigner d’elle ou du moins mettre en défiance ceux qui l’avaient une fois approchée. On n’aime pas toujours à être ainsi pénétré. Ce fut pourtant le contraire qui arriva. Le marquis de Custine, après sa première entrevue avec elle, écrit : « J’étais lié irrévocablement, sans être amoureux. Cet attachement, aussi fort que désintéressé, est tout simplement la perfection des relations humaines : c’est un problème que Rahel seule pouvait résoudre, avec sa pureté, sa vérité de sentiment, le prestige de son esprit, la sublime compassion de son âme. » Et dans un autre passage : « Tout ce qu’on lui disait était une confession, volontaire ou non. » Mais le confesseur était si noblement indulgent, si secourable au besoin et d’un dévouement si empressé, qu’on lui ouvrait volontiers son âme. Ce que Rahel inspirait à tous ceux qui l’ont connue de près, ce n’était pas de l’amour, mais c’était un peu plus que de l’amitié. Il y avait en elle une supériorité qui s’imposait par la grâce.


II

Rahel avait deux sortes de réceptions : les unes, où la société, de son propre aveu, était un peu mêlée, et où elle était parfois