Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/679

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obligée d’intervenir, pour ramener la conversation au ton convenable ; les autres, réservées aux intimes, où elle était dans son rôle de « confesseur. » Un jour, dans une soirée où des fonctionnaires plus titrés qu’intelligens côtoyaient des gens de lettres et des artistes, l’un d’eux se permit un propos équivoque, qui fut accueilli par un silence glacial. Rahel, pour sauver la situation, se leva brusquement et interpella le maladroit par ces mots : « Écoutez ! moi aussi, j’en sais de drôles. » Puis elle conta une anecdote à la Chamfort ; tout le monde se mit à rire, et la conversation reprit son cours. Aux intimes sa maison était toujours ouverte, et à ceux-là elle croyait ne devoir que la vérité, dût cette vérité contenir un blâme. « Aux indifférons, disait-elle, je donne une tasse de thé, et je garde le blâme pour mes amis. » Au fond, les uns et les autres lui étaient nécessaires. Rarement, chez une femme, même chez une Française, l’instinct de la sociabilité, le besoin de communiquer et d’échanger ses pensées, a été aussi développé. « Que l’on ne me gâte pas ma société ! disait-elle encore, ce serait me gâter ma vie. »

Elle n’a jamais permis que son salon devînt un cénacle, le siège d’une orthodoxie quelconque, politique ou littéraire. Toutes les opinions s’y produisaient librement, s’y discutaient sans animosité et sans parti pris, sous l’œil vigilant de la maîtresse de maison. Quoiqu’on vécût en plein romantisme, les chefs de l’école romantique, Tieck et les frères Schlegel, ne figurèrent que passagèrement dans ce groupe infiniment varié et souvent renouvelé qui se réunissait dans l’hôtel de la Jægerstrasse ; en tout cas, ils n’y donnèrent jamais le ton. Frédéric Schlegel, le plus original d’entre eux, le plus riche d’idées, avait la parole embarrassée ; il était toujours l’apôtre d’une doctrine, mais un apôtre peu persuasif. Son frère Guillaume, qui faisait un cours très suivi à l’université, ne pouvait se départir d’une certaine solennité, même en conversation. Tieck parlait bien, lisait bien ; il aimait et il comprenait le théâtre, mais il soutenait avec peine la réputation qu’on lui avait faite comme poète ; c’était, au fond, un esprit critique, avec des systèmes préconçus. Rahel lui reprochait, « au lieu d’observer simplement la nature, de trop se préoccuper de la manière dont d’autres l’avaient observée avant lui. » Louis Robert, frère cadet de Rahel, poète médiocre, qui suivait de loin l’enseignement