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Louis-Ferdinand, un neveu de Frédéric II, le chef du parti de la guerre à la cour de Prusse, une âme héroïque, qui, en d’autres temps, aurait pu accomplir de grandes choses, mais qui usa son énergie dans des exploits stériles. Il avait vingt-huit ans, lorsqu’il se présenta, en 1800, dans le salon de Rahel, et ce ne fut pas la moindre curiosité de ce salon que de voir un prince du sang, proche parent du roi, s’asseoir à côté de la petite Juive, à peine émancipée du ghetto. « Je le trouve absolument aimable, écrivait Rahel à Brinckmann ; il m’a demandé s’il pouvait venir me voir souvent, et je le lui ai fait promettre. Il s’apercevra qu’il a fait une connaissance d’un nouveau genre ; il entendra la vérité, une vérité de mansarde. » Cette vérité, le prince l’accepta, l’exigea même, et une grande intimité s’établit entre eux[1]. « Je serai chez vous, chère petite, écrit-il, cette après-midi entre six et sept heures, pour raisonner et déraisonner avec vous. » Souvent il achevait de déraisonner devant le piano de Rahel, car il était bon musicien et improvisait à merveille. Elle le confessait, l’encourageait, lui recommandait la patience et le travail. Elle recevait déjà les confidences de Pauline Wiesel, la volage maîtresse du prince, et souvent elle était obligée d’intervenir dans leur liaison orageuse. La dernière lettre qu’elle reçut de Louis-Ferdinand est datée du 11 septembre 1806 ; elle est écrite de Leipzig, où l’armée prussienne s’apprêtait à marcher contre Napoléon : « Nous nous sommes juré solennellement et virilement, les généraux von Ruchel et Blucher, et moi, de mettre notre vie comme enjeu dans cette lutte qui doit nous procurer gloire et honneur, et, si nous sommes vaincus, de ne pas survivre à l’anéantissement de toute idée de liberté et d’indépendance. Et il en sera ainsi. Qu’est-ce que cette misérable existence ? Un néant, un pur néant, si tout ce qui est grand et beau en est retranché… » Il tint parole ; un mois après, il trouvait la mort dans le combat de Saalfeld, prélude de la bataille d’Iéna. Von Ruchel et Blucher survécurent et furent entraînés dans la déroute.

Les étrangers étaient particulièrement bienvenus dans le salon de Rahel ; ils se recrutaient en grande partie parmi le personnel des ambassades, et l’introducteur était ordinairement

  1. Une intimité à laquelle il a pris fantaisie à Fanny Lewald d’attribuer un caractère passionné : voir son roman Prinz Louis Ferdinand.