Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu[1] ? » Lisez la suite, et demandez-vous si jamais ce sentiment a été mieux rendu que par René.

Le sentiment de la nature est intimement lié au sentiment religieux : voyez Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; voyez Ruskin. Mais, à moins que, comme ce dernier, on soit très profondément chrétien[2], c’est bien plutôt à la disposition déiste, ou même panthéiste, qu’à la disposition proprement chrétienne que la nature vivement sentie et passionnément aimée nous incline d’ordinaire. Chateaubriand en est une preuve. « Je suis tombé, écrit-il, dans cette espèce de rêverie connue de tous les voyageurs : nul souvenir distinct de moi ne me restait : je me sentais vivre comme partie du grand tout et végéter avec les arbres et les fleurs[3]. »

Ces vagues sentimens de religiosité naturaliste, bien loin de les contredire et de les ruiner, s’accommodent fort bien de dispositions assez peu tendres à l’égard des religions positives. Une religion positive est une limitation du sentiment religieux, et le propre du panthéisme est d’affranchir de toute contrainte, de toute formule la « catégorie de l’idéal. » Nous savons par Chateaubriand lui-même que, s’étant lié sur le bateau avec un jeune Anglais converti par l’abbé Nagot, le directeur des Sulpiciens, et tout prêt à entrer dans les ordres, il essaya de le détourner de cette « insigne folie » et, au risque de « s’attirer la haine des prêtres, » tenta littéralement de le déconvertir. Il est alors, en général, assez peu sensible aux cérémonies religieuses : « Mais je prévis dès lors, — écrit-il dans l’Essai, — que Tulloch, — c’est le nom de cet Anglais, — ni échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions, et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. » Ce ton, cette ardeur de propagande

  1. Voyages (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. VI, p. 71). — Ce Journal sans date, s’il n’est pas une fiction, n’a pas dû être restitué de mémoire à Londres ; car on ne concevrait pas qu’une mémoire d’homme, fut-elle même extraordinairement fidèle, pût ainsi retenir, à plusieurs années d’intervalle, et à une heure près, les divers momens successifs de ses impressions.
  2. Voyez H. -J. Brunhes, Ruskin et la Bible. Paris, Perrin, 1901, in-16, ch. II.
  3. Voyages, p. 112. — Récrivant cette page dans ses Mémoires (éd. Biré, t. I, p. 411), il dira : « Je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. »