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contemporaine ; il ne manque plus qu’un grand écrivain — et un converti — pour l’écrire.


VIII

A Londres, malgré le demi-succès de son Essai sur les Révolutions, Chateaubriand avait renoncé à en publier la suite, et il travaillait obscurément, tristement à ses Natchez. Fontanes avait deviné son génie : certains fragmens du poème en prose lui avaient paru « admirables. » « Travaillez, lui écrivait-il, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez : l’avenir est à vous. » Et Chateaubriand lui répondait, en lui avouant son découragement et sa tristesse : « Il y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de mon intérieur, et il faut à la fin qu’il s’épuise. Et puis, cet Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume[1] ! » Notons le mot : « Il y a six ans. » Depuis six ans, en effet, c’est-à-dire depuis qu’il avait quitté le sol français, René avait vécu d’une vie surtout intérieure[2]. Il avait connu la vraie souffrance, physique et morale. De telles dispositions sont singulièrement favorables aux examens de conscience complets, à l’entière franchise avec soi-même et avec les autres[3]. « J’ai profité de ces leçons, disait-il plus tard ; la vie sans les maux qui la rendent grave est un hochet d’enfant. »

À cette expérience toute personnelle de la vie venaient se joindre les leçons fortuites du dehors. A Londres, à Beccles, à Bungay, il avait pu faire connaissance avec le protestantisme anglais, et la froideur de son culte, les habitudes bourgeoises et mondaines de ses ministres avaient dû plus d’une fois choquer ou révolter ce tempérament d’artiste[4]. D’autre part, les choses du catholicisme lui étaient redevenues plus familières et plus sympathiques. Il avait entrevu ces admirables « prêtres martyrs que les Anglais saluaient en passant, » et dont l’action va se

  1. Lettre du 15 août 1798, publiée par G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme et ses amis, p. 35-37.
  2. « Le moi se fait remarquer chez tous les auteurs qui, persécutés des hommes, ont passé leur vie loin d’eux. » (Notice en tête de l’Essai sur les Révolutions, 1re édition.)
  3. « Dans la pratique journalière de l’adversité, j’ai appris de bonne heure à évaluer les préjugés de la vie. » (Essai, éd. Garnier, p. 271.)
  4. Essai, p. 600, 602-603. — Cf. Mélanges littéraires, éd. Pourrat, p. 11-14.