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timité morale des hommes, on constate que derrière les paroles, les formules, les gestes et les actes, qui semblent indiquer une coupure infranchissable entre le présent et le passé, le passé est toujours là agissant et déterminant. Bien des choses menacent ruine qui durent par la vertu de forces cachées : telles ces pauvres maisons qui, autour de la petite place, dressent sur des piliers leurs façades en pans de bois, façades déjetées, bossuées, fripées par la morsure des hivers, toujours prêtes à tomber et qui ne tombent jamais, tant est puissante la cohésion acquise au cours des siècles et solide, malgré l’usure des chevilles, l’antique liaison des assemblages ! Nous avons encore des réserves considérables où nous puisons chaque jour à notre insu, et ils ne sont peut-être pas aussi vides que nous le croyons les vases d’où s’échappent les vieux parfums.

Voilà une première raison d’espérer. En voici une seconde, plus intéressante peut-être, ou qui tout ou moins nous doit solliciter davantage. Il s’en faut que tout soit fatal dans l’évolution qui nous entraine ; nous n’y sommes pas roulés comme des cailloux sur le lit d’un torrent. Nous entendons intervenir pour conduire, soutenir, modérer, précipiter le mouvement. Nous intervenons en effet, continuellement, avec notre raison, dont c’est l’ambition de tout régler le plus rationnellement possible. Il n’est certes pas de meilleur guide et d’ailleurs nous n’en pouvons pas avoir d’autre. Mais il faut prendre garde que la raison ne juge et ne décide que sur une information complète de la réalité tout entière, qu’elle reste toujours très sensible à cette réalité, attentive à garder le contact. Ce n’est un secret pour personne qu’elle y répugne un peu. Les irrégularités, les caprices, les surprises, le désordre et les illogismes du réel sont autant de grossièretés qui blessent sa délicatesse, tandis que la limpidité des idées abstraites lui est une douceur délicieuse. Elle s’en tient volontiers aux choses telles qu’elle les conçoit, au lieu de les voir et de les subir telles qu’elles sont. C’est la source de beaucoup d’erreurs dont nous souffrons et qui finiraient par nous être funestes. On reconnaît le véritable esprit scientifique au soin avec lequel il vérifie continuellement sa méthode. Comme les marins relèvent leur point plusieurs fois par jour, nous devrions nous aussi relever souvent le nôtre, et, comme eux, au premier signe suspect, ralentir l’allure et marcher la sonde à la main. C’est l’image même du souci de la réalité qui descend au