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LA VOCATION PAYSANNE ET L’ÉCOLE.

plus accessible qu’à la science, la terre aurait beaucoup moins de prise sur elle. Il y aurait peu de vrais paysans.

Les vrais paysans aiment la terre pour des raisons que la raison ne connaît pas entièrement. On peut d’ailleurs l’aimer autrement, et il y a beaucoup de faux paysans. Le capitaliste qui achète une vaste propriété comme placement, l’ingénieur qui l’organise et la dirige, les contremaîtres qui surveillent les équipes d’ouvriers, les travailleurs qui forment ces équipes, sont pour la plupart de faux paysans. Ils aiment la terre uniquement pour des raisons claires, et une comptabilité exacte règle leurs sentimens. Les vrais paysans, les plus rudes et les plus avares, ont pour elle un cœur plein de faiblesse : c’est toujours la maîtresse ensorcelante dont une faveur fait oublier plusieurs trahisons. Qu’ils possèdent la terre ou rêvent de la posséder et travaillent à réaliser leur rêve, ils l’aiment d’un amour extrême, ombrageux et exclusif. Le désir des sillons que l’on n’a pas n’est pas plus âpre que l’amour de ceux que l’on possède. Bien des gens, qui ont quelque intérêt aie faire, veulent séparer les deux sentimens : ils prennent chaque matin le premier pour le transporter sur le sommet de la plus haute montagne, et, avec les paroles éternellement délicieuses du Tentateur, ils lui montrent non pas les sols pauvres et méprisés, — causses, landes, friches, garrigues, — mais les vallées herbeuses et nourricières, les pentes ensoleillées où les vendanges mûrissent, les plaines couvertes de moissons. Le paysan a l’oreille qui s’ouvre vite, quand on lui parle de prendre la terre ; cependant il sous-entend toujours que la prise serait suivie d’une entière et parfaite possession, telle que la race la poursuit en lui depuis des siècles, telle que l’évolution économique la lui donne chaque jour davantage, possession à plein effet et libre jeu, avec le droit de vendre, de louer, de bailler à moitié fruits, de transmettre héréditairement, de prêter et d’emprunter dessus, d’user et d’abuser, avec tous les droits anciens et de nouveaux, s’il était possible. Et même cette possession n’aurait peut-être pas tout son attrait, si elle s’étendait à tous, si l’on ne se sentait plus à côté de soi des gens qui la désirent et ne l’ont pas, des gens qui, pour éviter la fondrière du chemin vicinal, ne peuvent pas monter sur le talus du champ en bordure, parce qu’il vous plaît de les arrêter, de les exclure de votre droit souverain, aussi souverain sur un demi-arpent que sur un domaine princier. Et