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ceci est encore un ravissement pour la passion d’égalité qui nous enivre et qui s’accorde si bien en nous avec le plaisir de marquer notre supériorité au voisin.

Il est des idées, qui ont besoin de se déformer, de s’altérer profondément, au point d’être méconnaissables, pour pénétrer dans le tréfonds de la mentalité du paysan, à moins que celle-ci ne se libère des lourdes hérédités qui l’ont faite : on doit craindre que, du même coup, elle ne se détache de la terre. C’est une très vieille chose que l’âme paysanne : si on l’ouvre à certains souffles nouveaux, on risque de la dissoudre. C’est la mémoire vivante d’un long passé douloureux qui cherche l’apaisement dans la plus individualiste des revanches.

Elle est remplie en effet par un individualisme forcené, où il entre infiniment d’orgueil, par un sentiment farouche et intraitable à la façon d’un sentiment religieux. La terre est pour les vrais paysans l’objet d’un culte et d’une foi, d’une vague et inconsciente religion : ils y mettent toutes leurs ambitions et toutes leurs énergies, leur âme et leur vie. Bien que leur nombre diminue chaque jour, ils forment encore le fond même de la nation, son ossature, son cœur et ses muscles, notre grande réserve de forces physiques, intellectuelles et morales. Si la belle paysannerie française, the beautiful french peasantry, comme disent les Anglais, qui nous l’ont plus d’une fois enviée, venait à disparaître, quelles que puissent être les adaptations futures, le. dommage serait sans doute incalculable.

Ce sont ces paysans que l’école doit s’appliquer à nous conserver en cultivant soigneusement les vocations naissantes des petits apprentis qu’on lui confie. Elle n’y parviendra que si le maître lui apporte des qualités très personnelles. On ne peut faire aimer la terre qu’à la condition de l’aimer profondément soi-même. Il ne s’agit plus d’un enseignement où il suffit d’être clair, méthodique, ingénieux et patient, mais d’une culture morale, où chaque parole et chaque geste doivent être appuyés par le rayonnement de l’âme.

Osons dégager et formuler une vérité qu’entrevoient tous ceux qui suivent de près l’évolution morale de nos campagnes. Le maître, à l’école du village, ne peut être éducateur dans le sens de la terre que s’il la voit, la connaît et l’aime avec des yeux et un cœur de paysan. Que les plus difficiles et les plus délicats se rassurent : on peut être paysan, profondément paysan,