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chez son imprimeur, serait assurément désolé de manquer leur visite : « Si vous voulez bien, messieurs, l’attendre un instant dans sa chambre, ajoutait-elle, il ne saurait tarder à revenir et sera charmé de vous recevoir. » Pendant ce discours, Forbach jetait à son compagnon des regards de surprise et lui faisait des signes d’intelligence. Ils remercièrent néanmoins Mme Diderot, — car c’était bien elle, — pour sa proposition obligeante et prétextèrent une affaire pressante pour s’éloigner sans plus de délai. La maîtresse du logis ne manqua pas de les accompagner jusqu’au seuil et leur montra sans se démentir un instant, dit Mannlich, cette politesse un peu cérémonieuse, mais cordiale et tranche qui était alors en honneur dans la bonne bourgeoisie. Elle avait donc totalement oublié, conclut-il, le rôle de Xantippe qu’elle avait été contrainte de jouer quelques jours plus tôt !

Ainsi, ç’aurait été une scène répétée d’avance entre deux effrontés comédiens que l’épisode de ménage dont Mme de Forbach avait été le témoin ! Cette idée saugrenue fut sans doute suggérée à Mannlich par le comte Christian de Forbach qui lui dit, aussitôt qu’ils eurent gagné la rue : « Avez-vous remarqué combien ma mère se fait facilement duper par tous ces encyclopédistes qui sont, dans le fond, de purs charlatans. N’est-ce pas une fort digne femme que celle à qui nous venons de parler ? Et que pensez-vous d’un philosophe qui lui impose le rôle d’une Xantippe uniquement pour se draper à nos yeux dans le manteau de Socrate ? Un acteur de foire qui gagne loyalement sa vie par des farces de tréteaux et que l’Eglise exclut pour ce méfait de la communion chrétienne, me parait à moi bien plus estimable que ces prétendus sages et je suis bien décidé à ne plus mettre les pieds chez celui-ci. » Ce Forbach était un beau et brave garçon qui devint plus tard un homme de cœur et de sens, si nous en croyons Mannlich, son ami de toute la vie. Il n’en était pas moins, à vingt ans, un véritable fat, gâté par ses relations avec la jeunesse dorée de la Cour et qui n’évitait guère les défauts inhérens à ces situations hybrides et boiteuses que préparent à leurs rejetons à peine avoués les unions dites « morganatiques » des princes allemands[1].

  1. Mannlich raconte qu’il surprit un jour ce jeune Forbach faisant sauter son maître d’italien par-dessus sa canne, comme on le demande aux roquets, avant de lui accorder une tasse de chocolat. Le Scapin s’épongeait le front après ce bel exercice et criait au survenant avec une belle impudeur dans la bassesse : « Mais voyez donc, que de fatigue pour une tasse de chocolat ! » Forbach lui en fit donner deux, ajoute notre témoin et l’ultramontain se trouva le plus heureux des hommes. — Telles étaient alors les façons quasi néroniennes de ce jeune dandy dont Mannlich acceptait sans plus ample examen les appréciations puériles.