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célèbre tombeau du maréchal de Saxe, alors en voie d’achèvement. Mannlich n’en fut pas satisfait et déclara lui préférer, pour la conception comme pour l’exécution, le monument sculpté en mémoire du Dauphin par Coustou. Après un copieux échange de vues sur ce sujet, Diderot résuma son opinion en ces termes : « J’ai médité vos objections et je les trouve justes au total. Gardez-vous cependant de les manifester devant nos amateurs d’art : on vous lapiderait pour votre audace. Mais persistez en revanche à prendre sur toutes choses le conseil de vos propres yeux et celui de votre raison. Vous vous tromperez rarement de la sorte, car je connais bien des jeunes gens qui ont l’esprit plus brillant que vous, mais aucun qui ait le jugement plus solide et plus mûr. » Il n’est donc pas impossible que Mannlich, après Bemetzrieder, ait fourni quelque alimenta la féconde méditation de Diderot.


VI

En 1773, notre peintre venait d’achever deux toiles qui figurent présentement au ministère des Cultes à Munich : c’était une Dorinde admirée de Silvio, et une Entrevue de Satyre avec Corisca, sujets bucoliques tirés l’un et l’autre du Pastor Fidovde Guarani. Déjà Vernet, Vien, Greuze et Fragonard, tous familiers de l’hôtel de Deux-Ponts, en avaient donné leur avis motivé à l’auteur. Diderot et sa fille vinrent sur ces entrefaites pour dîner rue Neuve-Saint-Augustin, car la comtesse de Forbach appréciait de plus en plus Mlle Diderot pour son brillant esprit et le tour enjoué de sa conversation. On imagine assez les services qu’une jeune personne de ce mérite pouvait rendre à une maîtresse de maison, amie des artistes et des lettrés. Mannlich profita de l’occasion pour prier son illustre ami de lui donner à son tour une appréciation sur ses récens ouvrages. Le philosophe se rencontra dans l’atelier de l’artiste avec Saint-Quentin, un camarade romain de ce dernier. Saint-Quentin n’épargna pas ses critiques aux deux toiles, tandis que Diderot se renfermait dans un mutisme affecté qui inquiéta le peintre plus encore que les objections de son confrère. — Mais dès que celui-ci eut pris congé, l’écrivain alla pousser le verrou de la porte, afin d’éviter, disait-il, la visite de quelque nouveau fâcheux : après quoi, il se jeta dans les bras de son jeune ami