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VI

Il ne serait pas étonnant que la saisie si arbitraire et si injustifiée d’un ouvrage purement historique ait été provoquée par un incident peu connu qui se produisit à Paris avant le 19 janvier 1863. Le 13 de ce mois, on vendit aux enchères publiques les principaux tableaux de M. Demidoff, entre autres la célèbre Stratonice d’Ingres commandée par le Duc d’Orléans en 1840. Le Duc d’Aumale voulut l’acquérir en souvenir de son frère et donna ses ordres à l’expert Petit. Lorsque l’adjudication fut prononcée, à 92 000 francs, toute la salle réclama le nom du véritable acquéreur, et le Prince fut nommé. « Bravo pour le Duc d’Aumale ! » fut le cri unanime, accompagné d’applaudissemens prolongés. Un assistant ayant cru devoir protester en criant : Vive l’Empereur ! provoqua une nouvelle salve d’applaudissemens en l’honneur du prince exilé. Un personnage de la maison de l’Empereur entrant sur ces entrefaites, demanda à qui s’adressaient ces applaudissemens : « Au Duc d’Aumale. — Ce n’est pas possible, c’est Vive l’Empereur qu’il faut crier. — Vous y êtes bien, l’Empereur a eu juste une voix. » Voilà une de ces manifestations que la police impériale ne pouvait ni prévoir ni pardonner.

L’épisode de la Stratonice nous fait entrevoir un des côtés de la vie du Prince sur lequel la Correspondance ne peut guère nous donner de détails. L’activité infatigable du Duc d’Aumale se portait sur tant de sujets qu’il n’en entretenait pas toujours son ancien précepteur. Il parlait volontiers à Cuvillier-Fleury de ses livres, il lui parlait moins des œuvres d’art pour lesquelles son goût se développait avec les années. Outre les nombreuses acquisitions qu’il faisait dans ce genre en Angleterre, il avait en France des intermédiaires chargés de ses achats. Le principal était le sculpteur Henri de Triqueti. En janvier 1861, à la vente de la collection Soltykof faite à Paris, Triqueti acquit pour le Prince quatre beaux émaux de Léonard Limousin, portraits de princes français, la croix du Trésor de Bâle, superbe pièce d’orfèvrerie du XVe siècle. En même temps, il négociait l’acquisition de la magnifique collection de dessins de maîtres formée par M. Frédéric Reiset. Cette collection comprenait 380 pièces choisies par un connaisseur de premier ordre ; tous