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Vivent les livres à thèse ! Ils nous empêchent de nous endormir sur le mot oreiller des opinions courantes et des idées toutes faites. Ils bousculent les préjugés à la mode. Ils éveillent, ils tiennent en haleine l’inquiétude d’esprit, seule condition de tout progrès intellectuel. Quand la thèse est vraie, elle emporte toutes les résistances. Quand elle est fausse, elle nous force, pour la combattre et la ruiner, à descendre jusqu’au fond de notre pensée, à préciser, à renouveler, à rajeunir les raisons que nous pouvons avoir de ne pas nous y rallier et de maintenir notre opinion première. Quand elle est simplement enfin paradoxale ou excessive, — ce qui est le cas le plus fréquent, — elle remet en honneur ou en lumière, elle fait rentrer dans la circulation générale bien des vérités secondaires sans doute, mais intéressantes, importantes même quelquefois, et trop inaperçues.

La thèse que soutient M. Albert Cassagne me paraît être de cette dernière catégorie. Il renonce lui-même avec une hardiesse, une netteté qui ne laissent rien à désirer, dès les premières lignes de son Avant-propos : « Je la résumerai d’un mot, écrit-il, en disant qu’il (Chateaubriand) fut homme d’action par essence, et poète par accident. » Et tout son livre est, en elle ! , la démonstration, ou plutôt l’illustration de cette idée générale qui surprendra et même choquera, — il s’en rend fort bien compte, et il n’est pas loin de s’en réjouir, — un certain nombre de ses lecteurs.

Pour ma part, je n’en suis ni choqué, ni scandalisé, et, persuadé depuis fort longtemps qu’il y a dans Chateaubriand autre chose qu’un pur et simple poète, je suis tout prêt à reconnaître qu’elle contient une assez large part de vérité. Mais, réduite à ces termes un peu trop simples, elle me semble ne pas correspondre exactement à la réalité des faits, à la vraisemblance psychologique et historique.

Chateaubriand « homme d’action par essence et poète par accident : » la formule est ingénieuse, mais elle a le tort d’opposer et de séparer deux choses qui, dans l’espèce, doivent être étroitement unies. Les facultés d’homme d’action et de poète ou d’écrivain s’opposent, en effet, chez la plupart des hommes ; elles s’opposent même si bien qu’elles sont très rarement réunies chez le même homme ; et, par exemple, nous ne voyons ni Taine, ni Renan costumés en ambassadeurs ou même en ministres. Mais ce qui est vrai du commun des mortels, et même de