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de transformer une vague possibilité en probabilité, puis en certitude ; il dit volontiers : peut-être à la première ligne, probablement à la seconde, et sûrement à la troisième ; et à la quatrième, il dégage de ce soi-disant fait d’imposantes et imprévues conséquences. Donnons au moins un exemple de cette disposition d’esprit quelque peu dangereuse.

Peltier, dans son Paris du 15 avril 1799, insère un curieux article anonyme sur la Guerre des Dieux de Parny : l’article est visiblement d’un incroyant. M. Cassagne l’attribue, sans en apporter la moindre preuve, à Chateaubriand, et il voit dans cet article le point de départ du Génie du Christianisme conçu tout d’abord, d’après lui, comme étant essentiellement une œuvre non pas d’apologétique, mais d’ « opportunisme » littéraire et politique. La conversion n’aurait eu lieu qu’ensuite, à la nouvelle de son double deuil, « entre la fin d’août et la fin d’octobre. » « Donc, le livre n’est pas le fruit de la conversion. Le contraire sérait plus vrai. L’ouvrage était auparavant conçu, élaboré, et, sous sa première forme, terminé. » Et tout cela, parce qu’il s’agit de montrer que Chateaubriand, même dans ses œuvres en apparence les plus spontanées et les plus sincères, n’a jamais été qu’un homme politique, et, si je l’ose dire, un « arriviste » supérieur I Il n’y a qu’un malheur : c’est que l’article sur Parny ne parait pas être de Chateaubriand ; qu’à cette date (15 avril 1799), et selon toutes les vraisemblances, Chateaubriand connaissait déjà depuis plusieurs mois la nouvelle de la mort de sa mère, et, qu’ayant pleuré et ayant cru, il avait déjà conçu et esquissé son grand livre sous la forme d’une Apologie esthétique et morale du christianisme. Je crois donc devoir maintenir les dates et conclusions que j’ai, il y a un an, proposées ici même, et que M. Cassagne a écartées sans les avoir discutées.

J’insisterais moins si nous ne saisissions ici sur le vif l’un des défauts d’une méthode historique fort en honneur de nos jours, et où je voudrais bien, moi qui écris ceci, n’être jamais tombé ! Nous n’attachons aucune importance aux déclarations que les hommes du passé nous font sur eux-mêmes. Nous avons la prétention de mieux les connaître qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, de mieux démêler qu’eux-mêmes les mobiles secrets de leurs actes, et quand nous n’incriminons pas leur sincérité, nous leur prêtons généreusement une prodigieuse inconscience.