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songé à le saisir et à le peindre en posture d’infériorité. Mais cette partialité involontaire n’est-elle pas d’autant plus significative, et ne nous est-elle pas une preuve que le biographe n’avait pas l’esprit entièrement libre quand il s’est mis à l’étude de son sujet ?

Cette partialité inconsciente se traduit par mille autres signes ! C’est Laubardemont qui disait que, pour pendre un homme, il ne fallait que dix lignes de son écriture ? Il n’en faut pas tant à M. Jules Lemaître ! Il a un art de « solliciter » les textes les plus innocens, de les amener, de les extraire, de les enchâsser, de les commenter, que, si je le possédais, je me garderais bien d’appliquer, fut-ce même à de grandes œuvres littéraires. Car qui sait si l’Iliade et Athalie elles-mêmes résisteraient à une telle opération ? Par exemple, à propos des opérations de l’armée des Princes devant Thionville, on nous cite cette phrase de Chateaubriand : « Je me souviens d’avoir dit à mon camarade Ferron que le roi périrait sur l’échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d’accusation contre Louis XVI. » Et M. Lemaître de s’écrier : « Il avait donc, s’il faut l’en croire, le sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire, auprès du camp. » « Ces choses-là sont rudes, » comme dit Victor Hugo, et comme répète M. Lemaître. Ailleurs, à propos du premier ouvrage de Chateaubriand : « Mais en 1826, en pleine Restauration, sans nécessité, il me semble, et même au risque de troubler des âmes en faisant connaître davantage un livre qu’il réprouvait, il donne lui-même une réédition de l’Essai sur les Révolutions. » Si cette réédition annotée de l’Essai a pu « troubler » une seule âme, je voudrais bien la connaître ; et quant aux raisons, fort légitimes, sinon « nécessaires, » qu’avait Chateaubriand de réimprimer son livre, il nous les a données assez clairement pour qu’on n’ait pas l’air de les ignorer. Ailleurs enfin, — car j’abrège, et je ne suis pas sûr, parmi tant d’exemples que m’offre le livre de M. Lemaître, de choisir les plus forts, et les plus surprenans, — parlant de la naissance, de René et du « bruit de la tempête qui berça son premier sommeil, » il ajoute : « Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité. » Et le mot est drôle ; mais la tempête est authentique ; et M. Lemaître devait le savoir, non pas, je pense, pour avoir lu le Grand Bey, mais pour avoir feuilleté l’édition