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Au reste, si dur et, je crois, injuste, que le poète des Médaillons ait été pour le poète des Martyrs, il lui arrive parfois de se relâcher de sa sévérité, et peut-être tout n’est-il pas entièrement ironie et précaution oratoire dans les tendres protestations de sympathie qu’il prodigue de loin en loin à René :


Mais il est aimable. S’il était ici, nous l’adorerions. Je l’aime surtout vieillissant, comme j’ai aimé Racine et Fénelon, comme j’ai fini par aimer le pauvre Jean-Jacques, — parce que, à force de vivre avec les gens, on les comprend mieux, ou bien ou s’habitue à leurs défauts, et aussi parce que, si dévorante et si illusionnée qu’ait été l’âme d’un homme, elle devient forcément, dans la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus détachée…


Et ailleurs :


Joubert avait pour Chateaubriand une admiration amusée et une indulgence presque paternelle, malgré le peu de différence des âges (treize ans). Il connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même ; et, tout en le jugeant et sans être jamais sa dupe, il l’aimait avec une vraie tendresse.


Peut-être a-t-il surtout manqué à M. Jules Lemaître de vivre assez longtemps avec Chateaubriand. S’il avait consenti à le faire, je crois bien qu’il aurait « fini » par l’aimer tout à fait, par éprouver à son égard les sentimens mêmes de ce délicieux Joubert. Il n’aurait pas chagriné quelques-uns de ses plus désintéressés admirateurs. Et, je ne serais pas obligé, en terminant, de copier l’auteur des Contemporains, et de me dire : « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, — et peut-être également, — Chateaubriand et M. Jules Lemaître ! »


VICTOR GIRAUD.