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mouvoir et qui viennent trier l’orge dans le sable à l’endroit où les chevaux ont mangé. Un jour, un négrillon m’arracha des mains une boîte de biscuits et les dévora sauvagement… La veille, je m’étais arrêté au bord d’un puits sous un auvent où l’on sert le thé. Quelques vieillards, deux enfans s’y trouvaient accroupis. Ils sont maigres, sans couleur ; des mouches se cramponnent sur le bord de leurs paupières sans qu’ils songent à les chasser. S’il tombe une miette du pain que je mange, ils avancent tout doucement la main pour s’en emparer. J’abandonne dans le sable une cigarette à demi consumée et la repousse du pied. Le cafetier croit qu’elle lui revient, veut s’en emparer. Les autres lui disent : « Vas-tu bien la laisser à ce voyageur !… »

Mon interprète, qui est de Djerba et ne connaît pourtant de la Tunisie que Gabès et l’extrême-Sud, ne cesse de témoigner en toute occasion d’une pitié méprisante : « C’est ça la Tripolitaine ! Celui-là, tu es sûr que c’est un officier ? Si mal vêtu ! Oh ! chez nous !… »

Je n’ai pas terminé de déjeuner sous ma tente enfin dressée, que des cris, des conversations animées m’appellent dans la cour. Je sors, et j’aperçois à l’horizon, du côté de la mer, un dirigeable qui vient en droite ligne sur Regdaline. Il grossit à vue d’œil ; bientôt on perçoit le ronflement des hélices. C’est alors l’affolement dans l’oasis. Les bédouines, hors de leurs tentes, poussent des clameurs, courent de droite et de gauche avec leur marmaille. Les chiens aboient. La femme du pharmacien s’agite, pleure, serre son enfant dans ses bras. Elle est vêtue à la mauresque, ne parle qu’italien. Son mari et le médecin l’entraînent on ne sait où, à la recherche d’un abri sous les touffes basses des palmiers encore jeunes. Quelques soldats prennent leurs fusils, — parmi eux se trouve un enfant de quatorze ans, ceinturé de cartouches, — et c’est, à travers la palmeraie, une fusillade brillante mais inefficace contre le dirigeable qui évolue maintenant au-dessus du caravansérail. Alors des bombes éclatent ici et là, dans le sable, petits panaches blancs autour d’un trou noir, huit bombes que l’on ne voit point tomber et qui heureusement ne causent aucun dommage. Déjà, — quel soulagement ! — le dirigeable s’éloigne, s’éloigne pour ne plus revenir, reprend la route de Tripoli où se trouve le camp d’aviation.

Les officiers, accoutumés à ces visites qui sont fréquentes, ont fait preuve d’une placidité remarquable. Accroupis sur un