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sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que pour des raisons d’intérêt ou de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art, et on n’y réussit que par l’imagination. » Ainsi achève de s’évanouir toute différence entre l’histoire et le roman, puisque l’historien et le romancier font pareillement œuvre d’imagination et de sentiment. Et le « roman historique » reprend cette harmonie et cette unité sans lesquelles il n’y a pas de véritable œuvre d’art. — C’est l’artiste qui nous intéresse d’abord et que nous étudierons surtout chez M. Anatole France. Mais qui ne serait curieux de savoir aussi comment il « imagine » la France révolutionnaire, et quels sont ses « sentimens » à l’endroit de ceux qui, dans ces temps troublés, firent l’époque à leur ressemblance ?

La période qu’il a choisie pour y placer son récit est celle où la Révolution devient le plus sanglante. « Les prisons regorgeaient, l’accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. » Cela commence avec le triomphe de Marat et finit avec la chute de Robespierre. Tout l’entre-deux est rempli par les exploits sinistres du tribunal révolutionnaire. On demandait à l’abbé Sieyès ce qu’il avait fait pendant la Terreur. Il répondait : « J’ai vécu. » Que faisait, à ces heures tragiques, l’ensemble de la population ? Comment pour elle se continuait la vie avec son retour quotidien de travaux, de plaisirs, de soucis, de joies et de menus soins ? C’est ce que nous demandons au romancier de figurer à nos yeux, s’il est vrai que, suivant une féconde définition de Brunetière, le roman ait pour objet de peindre les mœurs du plus grand nombre de personnes à chaque époque. Et c’est bien le dessein que M. Anatole France s’est proposé.

Il a eu soin de ne pas mettre en scène les acteurs principaux. Dans un roman ou dans un drame, quand Danton ou Marat, l’Empereur ou le Pape prennent la parole et saisissent cette occasion de nous confier, une fois pour toutes, ce qu’ils avaient sur le cœur, c’est la déroute de toute vraisemblance, mais c’est surtout le goût qui s’afflige. M. France ne pouvait commettre cette faute. Son Marat ou son Robespierre ne nous sont présentés qu’en passant et dans leur apparence extérieure. Voici, dans une rapide vision, l’Ami du peuple. « Précédé d’un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d’officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, de hussards, s’avançait lentement, sur les têtes des citoyens, un homme au teint bilieux, le front