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l’une des plus précieuses consolations de William Cowper, tout au long des années. La lettre ne porte plus d’intitulé, et commence brusquement de la façon que voici :


Sans l’ombre d’espoir, comme toujours, et surtout afin de me satisfaire moi-même en appliquant une fois encore ma plume sur le papier, j’écris ces quelques brèves lignes à une personne que je serais trop heureux de pouvoir satisfaire pareillement en les lui envoyant. Le plus misérable et abandonné des êtres, je foule aux pieds, en pliant sous le fardeau d’un désespoir infini, un rivage que j’ai foulé jadis tout animé de gaité et de joie. Chaque vaisseau qui approche de la côte, je le regarde d’un œil de haine et de terreur, craignant qu’il n’arrive avec la commission de s’emparer de moi. La falaise est ici d’une hauteur telle qu’il est effrayant de plonger ses yeux au-dessous de soi. Hier soir, au clair de lune, je suis passé plusieurs fois à moins d’un pied du rebord, avec la certitude d’être écrasé en miettes s’il m’arrivait de tomber. Mais encore que, peut-être, d’être écrasé on miettes eût été ce qui pouvait m’arriver de meilleur, je me suis détourné du précipice, et m’attends à être écrasé par d’autres moyens. A deux milles de la côte se trouve un haut rocher solitaire, que la falaise a laissé debout en s’écroulant alentour. Je l’ai déjà visité deux fois, et y ai reconnu un emblème de ma propre personne. Séparé violemment de tout mon entourage naturel, je me dresse debout, isolé, et attends la tempête qui va me renverser.

Je n’ai aucune perspective de vous revoir jamais, bien que mon domestique Samuel m’assure que je reverrai ma maison de Weston, et que vous viendrez m’y rejoindre. Mes terreurs, lorsque je suis parti de cette maison, ne m’ont point permis de lui dire : « Adieu à jamais ! » Je le lui dis maintenant : souhaitant, mais souhaitant en vain, de vous revoir une fois encore, et souhaitant aussi qu’il me fût permis a présent de m’appeler votre bien affectueux ami, avec autant de confiance et de chaleur que je le pouvais autrefois. Mais tout sentiment qui me permettrait de m’appeler ainsi a depuis longtemps, comme vous le savez trop bien, abandonné le cœur de — W. C.


« Mon état d’esprit, écrit-il dans une autre lettre, est un milieu à travers lequel les beautés mêmes du Paradis ne pourraient passer sans s’imprégner de douleur. » Telle a été l’existence de William Cowper pendant ces longues crises dont il était ressaisi après trois ou quatre années de relâche, et dont la dernière devait l’ « écraser, miette par miette, » jusqu’à sa mort ! Mais cela encore ne suffit pas à laisser entrevoir toute la rigueur de l’incroyable supplice qu’il a eu à subir. Car le fait est que, même dans l’intervalle de ces crises, et presque sans arrêt, Cowper s’est trouvé hanté de l’affreuse certitude de sa damnation. Pas un instant, depuis sa sortie de Saint-Albans jusqu’à sa mort, il n’a pu rester seul, et laisser à son esprit le loisir d’errer librement, sans qu’aussitôt la vision de l’enfer surgît devant lui, d’un