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l’électeur conscient ; outre-mer, accompagnant nos troupes, il se transforme en colon de la première heure, pionnier de la civilisation. Tandis que s’élèvent les bâtimens d’un poste, il plante sa tente ou construit son gourbi ; des tables informes, des bancs boiteux, fabriqués par ses mains adroites ou malhabiles, s’alignent sous la tôle ondulée ; ou sous la toiture de chaume ; des fioles garnissent une étagère, et leurs étiquettes éclatantes sollicitent les désirs. Le soleil des tropiques excite la soif, et la solitude engendre l’ennui : le soldat français est sociable et altéré. Il aime bavarder devant un verre plein, dans une salle bourdonnante et enfumée. Un débitant qui s’installe est donc toujours sur d’avoir des cliens : il n’a pas à redouter le chômage. La profession n’exige pas d’aptitudes spéciales ni de talens particuliers ; quelques bouteilles de liquides frelatés et quelques gobelets grossiers suffisent pour la mise de fonds. Quand une santé florissante et durable seconde l’intelligence, un petit bazar agrandit bientôt le petit café. Les profits augmentent avec la vente des savons grossiers, des parfumeries violentes, des quincailleries de traite, des conserves douteuses, des camelotes variées, qui tentent la puérilité des soldats, suppléent aux dénûmens des popotes, excitent l’envie des indigènes. Les affaires s’étendent ; le boutiquier devient négociant, la cahute se transforme en magasin, l’adresse et la jovialité métamorphosent le tiroir-caisse en respectable coffre-fort. Les transactions sur les récoltes et les troupeaux, les prêts d’argent aux notables de la région toujours besogneux font affluer les douros ; le minus habens de naguère spécule sur les terrains ; il est fournisseur de la troupe, adjudicataire de travaux publics. Sa fortune est faite. Heureux d’avoir échappé aux embûches des hommes, aux dangers du climat, il réalise sans regret. Il passe la main, abandonne le pays sans espoir de retour pour jouir de sa richesse, mener la grande vie, ou soigner son estomac.

L’histoire de l’ancien troupier devenu millionnaire, de l’ouvrier d’art ou du journalier changé en président de Chambre de commerce, après avoir servi pendant longtemps des verres de vin et des pernods « bien tassés, » n’est pas une exception dans nos colonies. Cependant, elle n’est pas si commune qu’on ne puisse compter les personnalités qui en sont les héros. On la raconte à tous les immigrans dont elle exalte l’enthousiasme et fortifie les illusions. Mais, en quelques années, la sélection s’est