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PETITE GARNISON MAROCAINE.

secouait le village qui s’emplissait alors de rumeurs et de mouvement. Chaque vendredi amène, en effet, une foule d’indigènes sur le monticule réservé au marché. On les voit égrener dès l’aurore leurs théories de cavaliers et de piétons qui accourent des douars les plus lointains du district. Tous se hâtent vers le soukh, pour être les premiers à fixer les cours, à connaître les nouvelles, à terminer leurs transactions. Vers sept heures, les bourricots et les chevaux, entravés et paisibles, tournent au soleil leurs croupes poussiéreuses ; ils mordillent les coussins ou les selles de leurs voisins pour distraire leur attente, sautillent sur leurs pattes pour atteindre entre deux pierres un brin d’herbe jaunie, piétinent les étalages des potiers, bousculent les conciliabules des femmes et reçoivent, impassibles, les injures et les coups de bâton. Au-delà de cette barrière vivante, des groupes affairés discutent. Ils marchandent les petits pains de sucre d’Autriche, les bougies fondantes d’Angleterre, les étoiles voyantes d’Allemagne, les allumettes belges, la camelote suisse, les pâtes italiennes, que les Juifs rangent sur le sol en étalages tentateurs. Les corvées d’ordinaire se pressent autour des charges de fruits et de légumes apportées par les jardiniers d’Aïn-Blat ; des élèves de l’école franco-arabe, en rupture de classe, s’offrent comme interprètes bénévoles, pour avoir l’occasion de baragouiner les phrases usuelles que leur serine leur instituteur marsouin ; les cuisiniers des popotes et des colons palpent en connaisseurs les côtelettes et les gigots découpés sur une mare sanglante par des bouchers improvisés. Tout proche, des éleveurs vantent leurs bêtes ahuries et bêlantes qui halètent sous leurs épaisses toisons. Des acheteurs se décident : ils tirent avec regret quelques douros serrés dans leurs ceintures et s’emparent avec des gestes brusques de la chèvre ou du mouton qu’ils poussent comme une brouette vers le marchand de laine ou l’inéluctable destin. Ailleurs, des forgerons ambulans préparent des ferrures frustes ; ils retapent des coutelas, des socs de charrue ou des bijoux. Entouré d’un cercle épais de badauds ébaubis, un conteur, dans l’attitude immortalisée par Falguière, prodigue ses contorsions baroques et ses lazzis expressifs. Des vieilles mélancoliques, des enfans sourians, des hommes graves, proposent à des cliens dédaigneux les paquets de menthe et d’herbes médicinales, les poudres qui transforment les visages des jeunes femmes en chromos aux tons violens. Des porteurs d’eau passent, et leurs