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PETITE GARNISON MAROCAINE.

en juge intègre, impassible et gratuit. Dans son bureau, dont l’élégance rappelle celle des beaux appartenons de la kasbah, et qui remplace le chêne légendaire, les mécontens défilent, racontent leurs malheurs. Histoires de femmes, vols d’animaux, compétitions de terrains, se succèdent avec des variantes baroques, des péripéties étourdissantes, et l’officier qui se passe aisément d’interprète éprouve parfois de la peine à garder sa gravité de magistrat. Il sait qu’il est le suprême espoir et la dernière pensée de ces Marocains retors et verbeux. Les uns attendent, avec une sentence équitable, le triomphe de leur droit ; les autres croient surprendre la bonne foi de leur juge dont ils escomptent l’inexpérience ou la crédulité. Les témoins affirment ou contredisent. Le caïd, le cadi, expliquent les textes du Coran et donnent leur avis. Enfin, la Sagesse a parlé : le suprême arrêt, ou le conseil judicieux, met fin à l’éloquence persuasive des plaignans. Ceux-ci, consciens d’avoir accompli leur devoir ou sauvé leur amour-propre, s’inclinent devant l’inévitable. Ils acceptent le fait accompli, qui devait être écrit de tout temps dans le livre du destin.


À la popote des officiers, où coloniaux et africains, unis par l’ennui commun et la sympathie des caractères, se retrouvaient deux fois par jour autour d’une table que l’ingéniosité d’un cuisinier marsouin rendait estimable, cette séparation des pouvoirs administratifs et militaires était un sujet inépuisable de courtoises discussions. Chacun défendait le système qui, dans une période troublée de conquête et d’organisation, lui paraissait concilier au mieux les intérêts particuliers des guerriers et l’intérêt général du pays. À Changarnier et Bugeaud l’on opposait Pennequin et Galliéni ; l’expansion algérienne, figée dans les rites datant d’Abd-el-Kader, était malignement comparée à l’essor de l’Indo-Chine, du Soudan et du Congo. Les coloniaux approuvaient le recrutement du personnel des Affaires indigènes, — plus connu sous le nom de Bureaux Arabes, — sa stabilité relative, son expérience technique, sa connaissance de la langue et des mœurs indigènes. Ils critiquaient le renversement de la hiérarchie qui met parfois, dans un bureau, un capitaine sous les ordres d’un lieutenant ; ils blâmaient la possibilité de conflits dans les postes entre le « commandant d’armes » et l’ « officier des Renseignemens, » la dispersion des efforts qui en résulte,