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Saint-Albans, où son délire l’avait fait enfermer deux ans auparavant. Sans le tenir encore pour complètement guéri, — et même avec la crainte secrète de l’impossibilité pour lui d’une telle guérison, — les médecins l’autorisaient à vivre désormais en liberté dans la calme solitude de quelque coin de province. Et comme l’unique frère du malade demeurait alors à Cambridge, c’est dans un endroit voisin de cette ville, à Huntingdon, que Cowper est venu s’installer, en compagnie de l’un de ses anciens gardiens de la maison de santé, « vrai miroir de fidélité et d’attachement. » Quelques jours après son arrivée, le 1’r juillet, il écrit de Huntingdon à sa cousine lady Hesketb :


Depuis la visite que vous avez eu la bonté de me faire, il y a deux ans, dans mon logement du Temple. — la seule fois de toute ma vie où je n’aie pas goûte de plaisir à vous voir. — que n’ai-je pas souffert ? Et depuis qu’il a plu à Dieu de me rendre l’usage de ma raison, quelles joies n’ai-je pas éprouvées ? Vous savez par expérience combien c’est chose agréable, de sentir les premières approches de la santé après une fièvre : mais oh ! quand il s’agit d’une fièvre du cerveau ! Avoir conscience du relâchement de ce feu-là, c’est en vérité une faveur que personne, je crois bien, ne saurait recevoir sans une gratitude profonde. Quant à moi, pour terrible que soit une telle forme du châtiment, je suis prêt à y découvrir la main d’une justice infinie ; et je n’ai pas de peine, non plus, à y reconnaître la main d’une bonté infinie, lorsque je considère l’effet qu’a eu sur moi cette lourde épreuve. Je demande seulement au ciel qu’il me soit toujours permis de me rappeler la signification secrète de celle-ci : moyennant quoi, je suis sûr de continuer toujours à être, comme je le suis à présent, parfaitement heureux.


La « signification secrète » de la « lourde épreuve » qu’il a traversée, le pauvre Cowper croit l’avoir trouvée dans ce qu’il appellera dorénavant sa « conversion. » Il s’imagine que la « bonté infinie » de Dieu ne l’a frappé, comme elle l’a fait, qu’afin de le tirer de son ancienne tiédeur religieuse, — ne soupçonnant pas la nouvelle « épreuve » que va devenir pour lui, jusqu’à son dernier jour, cette même ferveur de sa piété, qui ne cessera plus de lui montrer l’image effrayante d’un enfer tout prêt à l’engloutir. Mais peut-être, au fond, le malheureux poète ne se trompe-t-il pas autant que nous serions tentés de le supposer ? Car le fait est que cette « conversion, » qui va le torturer dorénavant sous la forme de mille visions ou angoisses morbides, c’est elle aussi, d’autre part, qui lui donnera l’admirable résignation de ses heures de lucidité, sa confiance ingénue et son doux sourire, et sa certitude inébranlable d’être toujours « parfaitement heureux. » L’un des élémens principaux du charme poétique de ses lettres leur viendra précisément de la délicieuse atmosphère de piété