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ment, et ses yeux en même temps s’emplirent de larmes. Elle était soulagée et vexée. Son père n’avait rien vu, rien deviné. Il n’était préoccupé que de l’acte que M. Darmond, un gros propriétaire des environs, allait lui faire rédiger.

Tout à coup débarrassée de ce souci qui l’avait tourmentée toute la matinée, elle feignit d’être souffrante, demanda qu’on lui fit une tasse de tilleul et alla s’enfermer dans sa chambre. Là, les plus folles pensées se mirent à tourbillonner dans son cerveau. Tantôt elle se voyait devenir la risée du bourg, puis sans transition, elle s’avançait au bras de Maxime, plein d’attentions pour elle ; il l’avait épousée, et ils partaient pour Paris, en auto. Mais son père entrait en coup de vent et dissipait ce beau rêve. Elle n’était plus maintenant qu’une loque qu’on regarde avec dégoût.

Vers quatre heures, la domestique vint lui annoncer que « M. Étienne était en bas. » Il fallait feindre et gagner du temps.

— J’ai trop mal à la tête. Dites-lui que je le prie de m’excuser.

La porte refermée, son regard se durcit et elle haussa les épaules : « Que lui voulait-on si tôt ? » puis tout de suite une bouffée de stupeur embruma ses yeux. Elle cacha son visage dans ses deux pauvres mains impuissantes à retenir les larmes.

« S’il savait ! s’il savait ! » murmurait-elle en songeant à Étienne qui s’en retournait, tête basse, vers Filaine. Elle se demanda comment elle pourrait jamais aborder son fiancé, lui parler. Dans son ingénuité, elle n’arrivait pas à se faire une idée exacte de l’importance de l’événement qui la bouleversait. Ce baiser reçu, subi, prenait tour à tour, dans sa mémoire, la figure d’une horrible blessure dont elle porterait la cicatrice sa vie durant, et la forme d’une fleur épanouie dont le parfum continuait de l’enivrer.

Le marteau de l’entrée retentit à nouveau et, dans son désarroi, l’abandonnée fit les souhaits les plus insensés et les plus contradictoires : elle eût voulu voir arriver son frère, qui était aux Colonies, ou Rolande, ou sa tante Lucienne, de Châteauroux. Elle eût voulu voir entrer quelqu’un à qui elle aurait pu tout dire ou tout cacher… C’était tout simplement Gabriel Baroney.

La bonne lui avait répété la phrase qui avait déjà servi