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lignes qui courent sur le ciel, rares sont les échappées de verdure et de lumière. Au foyer paternel, il ne trouve d’abord que le labeur et l’angoisse. Ses parens sont pauvres ; mais son père, paysan rude, intelligent, tenace, aspire et réussit à s’élever ; il deviendra un bourgeois, puis un magistrat de Mansfeld. Sa mère, Marguerite Ziegler, de conscience timorée, de piété superstitieuse, ne semble pas plus tendre. Dure au travail, elle élève durement ses fils. Dans ce milieu, l’enfant ne connait guère ces premières caresses des choses et des êtres qui dilatent une âme. À la moindre faute, on le fouette jusqu’au sang. La chanson qui le berce lui rappelle que nul ne lui sourit. La religion même l’effraye. On ne lui parle que des jugemens de Dieu ou des embûches du diable, et il pâlit au nom du Christ. Plus tard, il se souviendra des terreurs qu’il a ressenties ou des verges qu’il a reçues.

Ces impressions profondes de l’enfance, l’école ne les changera guère. Jean Luther était ambitieux, pour les siens comme pour lui-même, et il se doutait du prix attaché au savoir. Tout jeune, Martin est confié au pédagogue de Mansfeld. À quatorze ans, il est envoyé à Magdebourg, chez les frères de la vie commune. Dans la grande ville, il demeure isolé, comme perdu. La dureté des maîtres est proverbiale, et, plus d’une fois, les écoliers pauvres ont dû, par les rues, chanter des noëls pour avoir du pain. En 1498, nous retrouvons l’adolescent à Eisenach ; trois ans plus tard, à l’Université d’Erfurt, son père le destinant à la judicature. Enfin, l’existence s’est adoucie. La famille a un peu d’argent ; le jeune homme trouve des amis. Malgré tout, sa nature rêveuse et sérieuse se révèle dans ses goûts. Il adore la musique ; il se passionne pour les livres : il découvre la Bible. Sous la bonne humeur de l’étudiant, percent déjà les préoccupations du futur moine. En 1502, une maladie grave l’entraîne presque au désespoir. Visiblement, il y a peu de jours sereins dans cette jeunesse. À part l’affection maternelle d’une femme qui s’est penchée sur le petit écolier d’Eisenach, toute tendresse en est absente. Il grandit seul, ou presque seul, sous l’aiguillon de la misère, des ambitions paternelles, de l’effort rude et incessant. Ces expériences ne préparent guère à l’optimisme. Mais dans ces natures repliées sur elles-mêmes, la vie se concentre et se développe en profondeur. Les facultés émotives, tendues à l’excès, ne restent plus en équilibre avec les facultés céré-