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nuer notre scepticisme à l’égard de cette « petite science conjecturale » qu’on appelle l’histoire.

Poincaré était surtout amusé de toutes ces anecdotes : « Laissons dire, concédait-il avec un bon sourire ; cela crée une légende. » Il a d’ailleurs fort bien expliqué que « si on rencontre tant de géomètres ou de naturalistes qui, dans le commerce ordinaire de la vie, ont une conduite parfois étonnante, c’est que, distraits par leur pensée des contingences qui les entourent, ils ne voient pas ce qui est autour d’eux. Mais s’ils ne voient pas, ce n’est point qu’ils n’aient pas de bons yeux, c’est qu’ils ne regardent pas. Cela n’empêche nullement qu’ils ne soient capables de déployer quelque finesse quand il s’agit des seuls objets qui leur semblent intéressans. »

L’attitude psychologique de Poincaré a fait l’objet d’une étude intéressante et très nourrie du docteur Toulouse[1] dont certains résultats sont à noter. Il s’agissait notamment de soumettre à un critère expérimental la célèbre affirmation de Moreau de Tours que « le génie est une névrose. » On sait comment Lombroso a repris et amplifié cette idée, et qu’il avait cru pouvoir conclure de ses recherches que le génie est inséparablement lié à des troubles nerveux et notamment à l’épilepsie. Or, malgré toutes leurs recherches, et par quelque côté qu’ils conduisissent leur enquête, le docteur Toulouse et ses collaborateurs n’ont pas réussi à trouver chez Henri Poincaré la moindre trace de névropathies ; toutes leurs mensurations, tous leurs tests, leur ont montré un homme parfaitement normal au point de vue psycho-physiologique, et manifestant dans tous les domaines où se portait son attention l’équilibre le plus parfait, la mesure la plus harmonieuse. Et voilà qui a suffi à réduire à sa juste valeur l’une des plus brillantes erreurs, et l’une des plus sensationnelles, — qu’on me pardonne ce vocable anglo-saxon, — du professeur Lombroso.

De ce que, physiologiquement, Poincaré ne se distinguait guère, malgré son génie, de la moyenne des hommes médiocres, je ne manquerais pas, si j’étais spiritualiste, de tirer argument en faveur de la séparation de l’âme et du corps.

L’instabilité de l’attention chez Henri Poincaré est une des choses qui ont surtout frappé le docteur Toulouse. De fait, il

  1. Enquête médico-psychologique sur la supériorité intellectuelle, t. II.