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sa découverte des fonctions fuchsiennes. Amorcée confusément dans son cerveau, un soir, qu’ayant pris, contrairement à son habitude, du café noir, il ne pouvait s’endormir, cette idée prend corps peu à peu dans les circonstances les plus bizarres ; tout le monde a lu les pages où il raconte comment il aperçoit au fur et à mesure les difficultés maîtresses, pour n’y penser plus ensuite, comment, longtemps après, leur solution qu’il ne cherchait pas lui apparaît brusquement et par une sorte d’illumination, une fois lorsqu’il met le pied sur le marche-pied d’un omnibus, une autre fois, en traversant le boulevard, une autre fois encore dans une promenade géologique au milieu d’une conversation oiseuse.

Le « moi inconscient, » ou, comme on dit, le « moi subliminal » joue donc dans l’invention mathématique un rôle capital. Là où nous avons cru que règnent la seule volonté et la seule raison, nous voyons surgir quelque chose d’analogue à l’ « inspiration » que la légende attribue aux poètes et aux musiciens. Et chose troublante, le moi inconscient réussit à résoudre des problèmes et des difficultés, là où le moi conscient avait échoué. Le premier n’est-il pas supérieur à l’autre ? n’avons-nous pas en nous, quelque chose de plus grand que nous, une sorte de reflet divin qui, supérieur à notre volonté et à notre raison, nous rendrait capable d’exploits plus hauts qu’elles-mêmes ? On conçoit l’importance d’une pareille question, quelles conséquences plus que spiritualistes entraînerait une réponse affirmative. Mais l’esprit positif de Poincaré répugne à admettre sans nécessité absolue des explications surnaturelles, et dans une étude pénétrante et fine il nous montre le moyen d’échapper à cette nécessité : il nous fait voir que l’automatisme du moi subliminal ne travaille que sur les matériaux qui lui ont été déjà préparés par le moi conscient, et explique comment d’autre part, parmi les combinaisons en très grand nombre que le moi subliminal a aveuglément formées, celles-là seules arrivent dans le champ de la conscience qui sont élégantes et belles et, par là, émeuvent notre sensibilité et attirent notre attention. Or les constructions géométriques les plus harmonieuses et les plus simples se trouvent être précisément les plus utiles comme le prouvent à la fois l’expérience et le raisonnement. Le sentiment esthétique de l’harmonie des formes et des nombres, de l’élégance géométrique domine donc la pensée du mathématicien.