Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En revanche, ce que la science nous aide à comprendre, c’est comment ce sentiment du juste et de l’injuste qui imprègne nos âmes a pu s’y former. Elle nous laisse concevoir comment peu à peu, par la sélection naturelle et l’action accumulée des générations, l’altruisme est devenu instinctif dans les cœurs, ou plutôt cette combinaison équilibrée de l’égoïsme et de l’altruisme qui caractérise l’honnête homme.

En tout cas, Poincaré pense qu’il n’y a pas de vérités dangereuses pour la société. Et à ceux qui posent la vieille question : Toute vérité est-elle bonne à dire ? il répond : « Non, il n’y a pas de mensonge salutaire ; le mensonge n’est pas un remède, il ne peut qu’éloigner momentanément le danger en l’aggravant ; il est impuissant à le conjurer. C’est à ceux qui ne savent pas regarder la vérité en face qu’elle inspire de périlleuses tentatives ; ceux qui sont plus familiers avec elle n’en aperçoivent que la splendeur sereine de même que le sculpteur, en face du modèle nu, oublie ses désirs pour ne plus songer qu’à l’éternelle beauté. » Et c’est pourquoi il dit encore : « Le meilleur remède contre une demi-science, c’est plus de science. »



Mais par cela même qu’il redoutait toutes les contraintes extérieures pour l’indépendance de la pensée, Poincaré professait et pratiquait le respect le plus délicat de la conscience individuelle. Il sentait profondément que les vieilles croyances mystiques ont empêché bien des âmes meurtries de sombrer dans le désespoir ; il sentait aussi cette poésie, qui comme un modeste pot de fleur au fond d’une chaumière, parfume et orne les âmes des simples qui pratiquent le culte du cœur. Il faut avoir l’âme bien stoïque, si la vie n’est qu’une douleur sans lendemain, pour aimer quand même la vérité et la beauté morale. On ne peut exiger que tous les mortels soient des Marc-Aurèle. Et c’est pourquoi tant d’hommes de science éminens ont conservé leur foi, tout en étant de vrais hommes de science. Admirons-les avec Poincaré ; pour affronter cette angoisse à laquelle ils se trouvent tous les jours exposés, « pour pouvoir appliquer aux faits une critique impartiale, et après cette critique, se soumettre aux faits sans réserve, il leur faut plus de courage qu’à nous autres ; il leur faut un esprit mieux trempé et peut-être vraiment plus libre. » Envions-les surtout de pouvoir développer sans heurts