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On les appelle montagnes vertes, dans le pays, mais elles regardent le matin, et des milliards de bourgeons, tout empâtés, les habillent de pourpre. Chênes peut-être, érables probablement : ce bel érable qui a deux saisons rouges.

Vers huit heures, des automobiles viennent nous chercher. Je monte dans la première, avec Hanotaux et deux autres de nos compagnons. Nous n’avons pas un long chemin à faire : une côte entre des futaies claires, un palier de peu d’étendue, un tournant à gauche, une belle courbe descendante, jalonnée d’arbres verts, et nous voici devant le perron d’une grande villa, au bord de l’eau. Nos hôtes pour la matinée, Mr et Mrs S. H. P. Pell, s’avancent sous la véranda. L’automobile s’arrête, et, à ce moment, un petit coup de canon retentit en avant. Nous regardons dans la direction d’où le coup est parti, et nous voyons l’herbe de la prairie toute constellée de drapeaux tricolores. Une seconde automobile arrive ; elle est saluée comme la nôtre. Dans la belle maison très claire, très blanche, ornée de portraits de famille, et de gravures anciennes représentant les aspects d’autrefois de ce lieu tout ennobli d’histoire, nous sommes accueillis avec une grâce intelligente, et une science du monde qui laisse transparaître un cœur attentif et vrai. Il y a des minutes où de simples particuliers et de simples actions deviennent des argumens en faveur d’un pays. Et je ne pourrai plus entendre médire de l’esprit américain, sans me souvenir de l’hospitalité des Américains de Ticonderoga. Le nom est le nom indien de la forteresse qui fut confiée par Louis XV au marquis de Montcalm. Les Français disaient, disent et diront encore « Carillon. » A Carillon, le 8 juillet 1758, le marquis de Montcalm n’avait que 3 570 réguliers, 87 marins, 85 Canadiens et 16 sauvages sous ses ordres, c’est-à-dire 3758 soldats ; mais il était retranché dans les bois, et il avait un refuge, en cas de besoin. Abercromby commandait une armée de 16 500 hommes, et il s’avançait pour vaincre cet ennemi faible et pour établir définitivement la domination anglaise sur le Canada. L’heure n’était pas venue. Une fois de plus, bien que l’ennemi fût vaillant et obstiné, la France, à armes inégales, fut victorieuse. En entrant dans la maison de Mr Pell, nous nous rappelons cette date, ces chiffres, et tout leur bel honneur. Nous nous souvenons que le matin, dans cette forêt où nous allons entrer tout à l’heure, Montcalm, enlevant sa veste et l’accrochant à une