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dans les demi-ténèbres, la fumée, qui est rouge en dessous, de la machine, et les panneaux de lumière entraînés sur les « lisses. » Nous, le front appuyé aux vitres, nous voyons, car la distance ne doit pas être de trois cents mètres, des constructions nombreuses, trapues, faites en planches et qui ont l’air d’être posées sur le sol nu ; puis des champs qui attendent la charrue. Un peu de neige dort et meurt en dormant dans le creux d’un sillon. « Ne trouvez-vous pas que les clôtures sont plus rapprochées ? — Oui, besoin d’intimité : la famille et les champs sont comme chez nous, serrés autour des chefs. Voyez cette palissade qui clôt la jachère ? — Et la ligne de poteaux autour du pré ! — Et la haie ! Oui, une haie ! une clôture vivante ! Ah ! monsieur, qu’elle fleurisse seulement, et je me croirai à cinquante lieues de Paris ! — Regardez l’homme, à présent ! » Il rentrait, le dernier, lent, balancé sur ses jambes, un peu courbé en avant et les bras dépassant la ligne du corps, comme s’il tenait la charrue. Mais je voyais bien qu’il causait avec sa terre, en marchant, et qu’il avait si profond dans l’esprit l’espérance et le souci du printemps, que le passage du train n’interrompit pas le songe. Il revenait. Il était une ombre dont la forme s’est promptement fondue avec les mottes et couchée dans l’universelle ténèbre, et il n’y eut plus, pour nous déjà bien loin, qu’une fenêtre éclairée, un point lumineux, dominateur et doux, sur la courbe invisible, et vers lequel le fermier s’avançait.

La nuit est venue. Le sommeil commence à nous prendre. Tout à coup je sursaute. Le train s’arrête. Nous sommes enveloppés d’une foule qui crie. Le nègre se précipite pour empêcher ces voyageurs d’envahir les wagons. Le bruit augmente. Hanotaux parait à l’extrémité de la voiture, et appelle à haute voix : « M. de Rochambeau ? Général Lebon ? Barthou ? Lamy ? René Bazin ? Blériot ?… » et tous les autres noms successivement. Il nous presse : « Dépêchez-vous ! On veut vous voir ! Le train ne s’arrête que cinq minutes ! » Nous accourons. L’un après l’autre, nous apparaissons sur les marches du petit escalier du Pullman : mille, deux mille personnes peut-être se pressent sur le quai de la gare ; hommes, femmes, enfans, tous nous tendent les mains ; tous essayent d’approcher ; tous crient : « Vive la France ! Vivent les Français ! Parlez-nous ! Parlez-nous ! Vive la France ! » Je ne sais plus ce que j’ai dit. J’ai crié : « Vive le Canada ! » Je crois que j’ai promis de revenir !