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vraie ruine qu’il pleure n’est pas faite, seulement, de marbres écroulés.

Il y a, aussi, les embarras domestiques de la vie. Trop grand seigneur pour ne pas faire de dettes et d’honnêteté trop bourgeoise pour n’en pas souffrir, l’ambassadeur du duc d’Urbino et du marquis Gonzague gémit d’être, sans cesse, obligé de demander de l’argent à sa vieille mère, demeurée à Casatico, parmi ses valets de ferme. Et il ne souffre pas moins de recevoir d’elle, sans cesse, des lettres comme celle-ci, qu’il faut lire devant son portrait, au milieu du Salon Carré, pour découvrir quelle armature précaire soutenait ces somptueux décors de la Renaissance :


Francesco Piperario demande à être payé chaque jour et avec raison, mais je ne sais comment le satisfaire. J’ai vendu plusieurs chargemens de grains, mais le prix baisse tous les jours et la dépense de chars et de chevaux est considérable. J’ai beaucoup d’ennuis avec nos paysans pour le charriage de ce grain. J’avais consenti à payer la moitié de la dépense du voyage jusqu’à Desenzano, qui n’est pas plus loin que Mantoue. Mais ils ne veulent point entendre parler décela, disant qu’il leur faudrait acheter leur manger et passer la nuit hors de chez eux, ce qui coûterait plus que d’aller a Mantoue, et déclarant que les pierres de la route abîment leurs charrettes, avec beaucoup d’autres récriminations. De sorte que, pour cette raison et beaucoup d’autres, je désire ardemment que tu sois à la maison. Mais je sais à quel point est vain ce désir de retour !…


A la lecture de semblables plaintes, le hobereau provincial qu’il était resté, par bien des côtés, renaissait, un instant, sous l’humaniste cosmopolite. Il revoyait le vieux manoir, la rivière avec le moulin, les voisins processifs, les serviteurs dévoués, les paysans madrés, les aspects familiers de son enfance. L’arbre se sentait tiré par ses racines. Puis, il oubliait tout cela dans une conversation avec Pietro Bembo ou Bibbiena. Il lui en restait seulement une teinte de mélancolie.

Plus profondément encore, au cœur, il portait la mélancolie d’une solitude sentimentale. Elle ne se dissipa que quelques années. Tout le monde le voulait marier, comme il arrive aux gens que le mariage ne tente guère. Il ne s’y refusait pas, laissait faire les marieurs, suivait d’un œil amusé leurs manigances et, peu à peu, rien que par l’effet du temps, les échafaudages s’écroulaient le plus naturellement du monde. Il dut successivement épouser une Médicis, une Martinengo, une Visconti, une Boiardo, une Stanga, une Gavalieri, une Gorreggio, une