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défaisaient vite ; pour être heureux au XVIe siècle, il fallait aimer peu ou bien oublier beaucoup. Castiglione ne parvenait pas à oublier les figures qui avaient enchanté sa jeunesse, à la Cour d’Urbino, les compagnons d’armes tombés héroïquement, face à l’ennemi ou dans les guet-apens, les philosophes aux dialogues subtils, les artistes aux enthousiasmes naïfs, les femmes, surtout, celles-là mêmes dont le sourire, vieux de quatre cents ans, éclaire encore les musées de France et d’Italie. « Tant de mes amis et de mes maîtres m’ont laissé seul, dans cette vie, comme dans un désert désolé !… » disait-il. Rien, dans le monde nouveau qui surgissait autour de lui, ne lui semblait valoir ce qui avait disparu. Jeune, il s’était bien diverti aux dépens des vieilles gens qui disaient : « Ah ! si vous aviez connu le duc Borso ! Ah ! si vous aviez entendu Piccinino ! » et il avait soupçonné que ces gens pleuraient moins les mérites du duc Borso que leur propre jeunesse… Mais il vient un jour où chacun de nous, sans trop s’en apercevoir, se met adiré : « Ah ! si vous aviez connu le duc Borso ! » ou, encore, comme le vieux Nestor, au premier chant de l’Iliade : « Non, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais des hommes tels que Pirithoüs, Dryas, Cenée, Exadius, Polyphème !… » Plus qu’aucun autre, Castiglione avait le culte des souvenirs, cette nostalgie de tout ce qui a disparu de soi-même avec ceux qu’on aimait. Sans cesse, au milieu des bruits du monde, il se prenait à prêter l’oreille ? i regretter ce que le poète appelle :


La chère inflexion des voix qui se sont tues ;


il voulait les entendre, encore une fois, avant de mourir et comme elles demeuraient muettes, pour se donner une illusion consolatrice, lui-même, il les fit parler. Il publia le Cortegiano.


III. — UN LIVRE

Ainsi, le Cortegiano n’est pas un livre ; c’est un homme, un homme nourri de beaucoup de livres, il est vrai, mais plus encore d’expérience, de faits, de spectacles vus de ses propres yeux, mis à leur plan et fondus avec ce recul des années, cette patine du temps que ne connaît guère la littérature moderne. Il s’est écoulé vingt et un ans entre sa première idée, en 1507,