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fortune aurait peut-être pu, sinon sauver la dynastie, du moins prolonger sa durée.

Mais, d’autre part, on ne peut oublier quelle funeste répercussion cette guerre heureuse devait avoir sur les finances, quel gouffre effrayant elle creuserait dans le Trésor public, déjà presque épuisé. Il faut entendre là-dessus l’avis d’un homme de cette époque, d’un témoin bien placé pour voir et pour juger, diplomate rompu au métier et politique sagace : « C’est cette malheureuse reconnaissance des Etats-Unis, écrit le comte de Saint-Priest dans ses précieux Mémoires[1], qui nous a tous perdus, par les effroyables dépenses de la guerre avec l’Angleterre, qui en était l’inévitable suite… J’ai assisté à la séance du Conseil royal des finances tenue pour la clôture des dépenses de deux années de cette guerre ; chaque année se montait à plus de douze cents millions. Quand, sur cette somme totale, il n’y en aurait que six cents à attribuer à la guerre d’Amérique, ce serait, en cinq années, trois milliards. Ce que je ne crois pas toutefois avoir été si loin, mais ce qui a suffi à former le fameux déficit qui a amené l’assemblée des Notables, l’assemblée des Etats-Généraux et, en dernier ressort, la ruine de la France. » Même en faisant la part de l’exagération des chiffres[2], on ne saurait douter que cette charge écrasante n’ait effectivement contribué, dans une large mesure, à la Révolution, tant par l’irritation des populations pressurées, que par l’empêchement apporté aux réformes fondamentales. Le déficit d’une part, d’autre part la violation des promesses faites dans le début du règne, ce sont les deux causes efficientes du grand effondrement final.

Enfin, il faut encore noter l’état d’esprit qu’une pareille guerre, soutenue pour une telle cause, ne pouvait manquer d’exciter et d’entretenir parmi les sujets de Louis XVI. La royauté, en France, ne devait guère sa force qu’à la croyance du peuple au droit primordial de ses princes, à son aveugle soumission envers une autorité mystérieuse, dont l’origine était dans une désignation divine. Faire cause commune avec une nation insurgée contre son souverain légitime, appuyer un mouvement dont le principe était qu’un gouvernement, quel

  1. Mémoires inédits du comte Guignard de Saint-Priest, passim.
  2. Autant qu’il est possible d’évaluer cette dépense, avec les documens incomplets qui sont venus jusqu’à nous, il semblerait, que le total n’ait guère dépassé un milliard, chiffre d’ailleurs considérable pour l’époque.