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accueilli avec une gratitude triomphale les soldats qui, chargés de la tâche raisonnable ou chimérique, l’avaient accomplie comme si elle eut été facile. En eux, l’instinct national aimait à honorer des héros, fussent-ils les héros d’une folie. Encore l’admiration les devinait-elle plus qu’elle ne les jugeait. On n’avait la mesure que des espaces parcourus et du temps employé. Dans le lointain du pays ténébreux s’effaçait la netteté des obstacles qu’ils avaient dû vaincre ; l’imagination ne voyait de la complexe et multiple opération qu’une marche au pas de charge, sous les frissons du drapeau, avec le plus facile des courages, celui de l’élan. Les seuls hommes qui connussent la vérité, ceux qui l’avaient faite par leurs actes, ne parlaient pas.

C’est douze ans après l’expédition qu’un d’eux, Baratier, a commencé de rompre ce silence. Il a raconté son exploration d’un marais dans le Bahr-el-Cazal[1]. Ce n’était que l’aventure d’une avant-garde, la durée de quarante-sept jours dans une entreprise de trois années, une étape de quelques lieues dans la traversée d’un continent. Mais à apprendre ce que, là, pour quelques-uns et durant quelques semaines, la solitude eut de tragique, la souffrance d’atroce et la nature d’homicide, le public pour la première fois soupçonna ce qu’avait pu être la longue épreuve de tous et devint désireux de la mieux connaître. A cette curiosité, une satisfaction non moins authentique et plus étendue va être offerte par un autre ouvrier de l’œuvre, le docteur Emily. Ce médecin principal de l’armée coloniale était un jeune docteur à deux galons quand il fut adjoint à la mission Marchand. Comme Baratier, il se contente de publier son « Journal de route. » Ce journal s’ouvre a peu [très à la date et à la place où Baratier a fermé le sien, suit pas à pas durant dix-huit mois les chemins sinueux et la vie changeante de l’expédition, à travers les vases du Bahr-el-Gazal, la province de Fachoda, la plaine orientale du Nil, les contreforts et les terres hautes de l’Abyssinie et se termine à la date où l’expédition atteint Djibouti et s’y embarque pour la France.

Ne fût-ce que pour la nouveauté du voyage dans des régions tout à fait inconnues ou à peine explorées, ces notes mériteraient l’attention. M. Emily est médecin et il observe les peuples rencontrés, leurs types, leurs mœurs et, dans les différences des

  1. Lieutenant-colonel Baratier. A travers l’Afrique. Au Bahr-el-Gazal. Fayard, Paris.