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relativement à nos intérêts et ce qu’il faut en attendre, quoiqu’il ne puisse pas convenir, quant au présent, de faire sentir à ces messieurs qu’ils sont démasqués vis-à-vis de nous. »

En attendant les représailles, « ces messieurs, » comme dit Kaunitz, sont traités de la bonne manière dans cette correspondance : gauches, bêtes et impudens, c’est par ces gentillesses que se traduit la gratitude du gouvernement impérial. Dès cet instant, on voit poindre et se dessiner le mouvement ultérieur qui entraînera l’Autriche vers la nouvelle nation dont elle vient d’éprouver la force, la nation moscovite. Un mois après la paix signée, Joseph se rendra en Russie pour voir la Grande Catherine et pour lier commerce avec elle.

A l’intérieur, le conflit avorté laissait aussi des traces. Dans le public français, nul n’avait ignoré l’intervention de Marie-Antoinette, ses démarches réitérées auprès de son époux, ses scènes avec Maurepas ; les détails, vrais ou faux, en étaient partout colportés, tant dans les faubourgs de Paris que dans les couloirs de Versailles. Ces tentatives malencontreuses avaient échoué, sans doute ; mais on en savait moins de gré à la fermeté de Louis XVI qu’on n’en voulait à la complaisance de la Reine envers sa patrie d’origine. Elle avait, disait-on, « sacrifié la France à l’Autriche, » en cherchant à nous engager, tandis que nous étions en pleine guerre maritime, dans une affaire avec la Prusse, d’où aurait pu sortir une guerre européenne. Une amertume en subsistait contre celle que, plus que jamais, on flétrissait du nom de l’Autrichienne. La grossesse de la Reine, l’espérance d’un dauphin, suspendaient pour un temps les manifestations de la rancune publique, mais elle restait enfouie dans les âmes populaires, comme ces épaves perdues dans les profondeurs de la mer, dont rien ne révèle la présence, jusqu’à l’instant où une tempête les ramène inopinément à la surface des eaux.


Marquis DE SEGUR.