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la primauté de leur pays dans le monde, de leur caste dans leur pays, et d’eux-mêmes dans leur caste fut longtemps la principale ambition de ceux qui portaient l’épée. Elle fut un temps la nôtre même en Afrique, lorsque l’Afrique n’était pour nous que l’Algérie. Contre une population belliqueuse et formée par sa foi a la haine comme à une vertu, nos officiers tenaient pour le ressort de notre autorité la crainte, et ne s’épargnèrent pas à accroître un prestige utile à la carrière de ceux qui le rajeunissaient. Une Afrique plus reculée et plus vaste a donné d’autres leçons. En face de multitudes mal armées, plus défiantes que haineuses, et réduites par l’état sauvage aux pires détresses de l’âme et du corps, nos officiers ont été moins attirés par cette faiblesse à soumettre que par cette ignorance à instruire et par ces maux à soulager. Ils se sont élevés à l’ambition de devenir bien faisans. La patience de Livingstone renouvelée en l’ardeur de Brazza a instruit des émules en qui la sensibilité n’émousse jamais l’énergie, mais dans lesquels l’énergie désire toujours être humaine. Ils sont tels pour eux-mêmes, par la conscience d’une dette que leur supériorité leur impose envers ces races en retard. Ils sont tels pour leur pays, par la certitude que sa plus haute gloire n’est pas d’asservir, mais de civiliser, que sa meilleure puissance n’est pas d’être craint, mais d’être aimé. Cette inspiration se retrouvait dans tous les actes de ceux qui marchèrent au Nil. Ils ne se lassaient pas sur leur route de vaincre les mauvaises volontés, les mensonges, les cupidités, par des services, de la bienveillance et de la générosité. Leur constant scrupule était de rendre respectable le nom de la France partout où ils le portaient, et le prestige de la France leur tenait lieu de récompense. Non qu’ils affectassent du dédain pour des récompenses plus personnelles et pussent être insensibles à l’estime d’une patrie si chère. Mais ils avaient pour la France le même culte que le chevalier pour sa dame, contens de se consacrer à elle, sans qu’elle eût pour eux un regard. Dans cet oubli de soi rayonne la perfection du devoir.

Au devoir ils furent d’autant plus fidèles qu’ils en connaissaient la loi et le maître. Comme les arbres cachent la forêt, les jours cachent la vie. La continuité des spectacles successifs laisse peu de temps pour réfléchir et l’obsession de l’éphémère écarte de l’immuable. Plus la société multiplie autour de l’homme les curiosités, les plaisirs, les intérêts, moins cet homme pour