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ceux qui aspirent toujours à se trouver « ailleurs. » Puis, après avoir fréquenté une nombreuse série de collèges, il avait eu à changer également plusieurs fois d’université, comme aussi de projets pour sa carrière future. Contraint bien malgré soi, — nous assure-t-il, — à se battre en duel avec un autre étudiant, il avait reçu au visage une profonde entaille qui, du même coup, avait décidément ruiné les espérances de son excellent père : car c’était chose établie, dans les coutumes de l’Église luthérienne, que la trace d’un duel au milieu d’une joue excluait toute possibilité d’enseigner officiellement la parole de Dieu. Tour à tour, donc, Daniel Elster avait suivi en divers endroits des cours de musique et de médecine : avec autant de dispositions et de goût pour le premier de ces deux ordres d’études qu’il semble en avoir eu pou à l’égard du second. Mais il avait conservé intact, au fond de son âme, l’effet qu’y avaient naguère produit les prédications, pamphlets et chansons des Kœrner et des Arndt, bruyans apôtres de l’émancipation des peuples opprimés. Tout en n’aimant ici-bas que la musique, il demeurait convaincu de l’obligation qu’il y avait, pour un homme de bien, d’aider toutes les nations du globe à accomplir la même tâche d’affranchissement qu’avaient accomplie ses compatriotes en « secouant le joug » de Napoléon. Et ainsi, au printemps de l’année 1819, il lui avait suffi d’apprendre la rébellion de certaines contrées de l’Amérique du Sud contre l’autorité espagnole pour qu’aussitôt, abandonnant l’université d’Iéna tout de même qu’autrefois le collège de Freiberg, notre jeune étudiant se mît en route vers Londres, où on lui avait dit que se recrutaient des volontaires destinés à renforcer la nouvelle armée « colombienne. »

Le récit qu’il nous a fait de cette aventure, dans ses Souvenirs, aurait de quoi justifier, à lui seul, la célébrité de l’une des plus attachantes confessions autobiographiques qu’il m’ait été donné de lire jamais en aucune langue. Parti d’Iéna sans un sou, il lui avait fallu de longs mois pour arriver enfin jusqu’à Londres, où d’ailleurs les agens du pouvoir insurrectionnel n’avaient pas jugé à propos d’agréer la collaboration d’un jeune rêveur allemand plus pareil à un vagabond qu’à un futur capitaine. En compagnie de deux autres héros « émancipateurs » de sa sorte, Elster était alors venu s’échouer à Paris, où l’apparence éminemment suspecte des trois amis, la liberté de leurs allures, et sans doute aussi quelques propos « subversifs » n’avaient point tardé à attirer sur eux l’inquiète curiosité de la police royale. Un matin de l’hiver de 1819, ils avaient été mandés devant un haut fonctionnaire de cette police, qui les avait sommés de choisir