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littérateur qui l’élève presque au niveau des maîtres qu’il s’est choisis, mais desquels, en dépit de tout, il dérive et dépend. Ce n’est pas le sang de son cœur d’homme, ou, si l’on veut, d’enfant naïf, — d’un cœur que les douleurs ont rafraîchi, ont fait revivre et que la foi exalte puissamment, — qui se répand encore dans ses ouvrages.


III

Les changemens profonds, bouleversant l’être du tout au tout, sont d’ordinaire préparés par plus d’un événement. Même la flèche de clarté, qui, sur le chemin de Damas, terrassa jadis le patron de Verlaine, l’apôtre Paul, et fit entrer, comme un glaive de feu, dans l’âme du païen le plus hostile au Christ, la foi nouvelle, n’aurait point dessillé ses yeux, si le dessein providentiel déterminant sa volonté ne l’eût acheminé sur cette voie, où devait brusquement briller la lumière surnaturelle. Et c’est peut-être ainsi qu’entre l’instant que nous venons d’atteindre et le moment où il nous tarde d’arriver, nous pourrions bien apercevoir, dans la façon de vivre et la façon d’écrire de Verlaine, quelques obscurs linéamens de sa conversion.

Dès les années 1869-1870, le vice du poète, — il ne faut pas mâcher les mots, — était l’ivrognerie. Il ne s’en est jamais caché. Ce ne sont pas seulement les « absinthes » et les « cognacs » du café de Suède, c’est le terrible alcool d’estaminet des Flandres qui l’incitait, selon son expression très peu fardée, à « se saouler carrément. » A Fampoux, près d’Arras, pendant les séjours quelquefois assez prolongés qu’il fit près de son oncle le fermier, il avalait, à verres pleins, par curiosité, par fanfaronne veulerie, « de l’brenne et chel’blinque, et du gnief, sans compter les bistoules, » — « mois amusans, » nous dit-il, mais « choses dures pour un estomac de vingt ans et préjudiciables à une tête déjà en l’air. » Il était à Fampoux, le soir où il apprit la mort de sa cousine Elisa, la bonne protectrice qui lui avait spontanément fourni de quoi payer l’impression de ses premiers vers : il ressentit un lourd chagrin, et si amer qu’il ne trouva, pour l’adoucir, rien de plus à propos que d’appeler à son secours la torpeur d’une noire ivresse.

Il descendait sur cette pente-là, quand la rencontre de Mathilde Mautté, la demi-sœur de son ami, le compositeur de