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qu’il eut et qu’il préféra, en dépit des inconvéniens, pour divers avantages. Les dix volumes de Jean-Christophe, je les compare, — et la différence est assez visible, — aux Essais de Montaigne, qui sont l’essai de Montaigne fait par lui-même au contact des événemens et des idées. Cherchant sa vérité, Montaigne lisait et, autour de lui, regardait ; puis il notait son déplaisir ou son assentiment, et il notait son incertitude. Il intitulait bien ses chapitres « les armes des Parthes, » « la tactique de Jules César, » « une coutume de l’île de Céa, » « la bataille de Dreux. » Mais il ne traitait que de lui ; et les sujets qu’il avait choisis n’étaient que les occasions de se révéler à lui-même. Ainsi procède l’auteur de Jean-Christophe ; ainsi procède-t-il, du moins, en la personne de son héros. Il l’a placé au centre des réalités de l’époque ; toutes ces réalités, il les fait affluer vers lui, — comme elles ont afflué vers nous, — au hasard des mois et des années, en masse quelquefois compacte et quelquefois relâchée, comme heurtent le rocher ou le caressent les eaux de la mer violente ou apaisée. Tantôt une émeute le harcèle, tantôt une philosophie le séduit, tantôt un amour le câline. Que devient-il ? Ce qu’il devient montre ce qu’il est : et il est l’homme d’une époque, en butte à son époque ; il témoigne pour elle.

Un historien de la France contemporaine distribuerait en plusieurs chapitres l’étude de notre littérature, de notre musique, de notre politique, de notre science, de notre force combative, de notre activité industrielle, de notre métaphysique, l’étude enfin de nos diverses besognes. Mais l’analyse, qui a pour elle sa netteté parfaite, omet le principal : la simultanéité de tout cela. Tout cela surgissait à la fois, les livres, les symphonies, les aventures de nos politiciens, les découvertes des savans, les malheurs de l’armée et ses ardeurs, les trouvailles des inventeurs, les imaginations des idéologues ; tout cela, plus hardiment que jamais, formait des synthèses calamiteuses ; et tout cela se ruait à l’assaut des cervelles démoralisées, qu’en même temps échauffait leur concupiscence juvénile.

Qui est Christophe ? Au premier volume, un petit enfant. Sa mère, une excellente femme ; cuisinière, en outre. Son père, un musicien, mais ivrogne. Il n’est pas né loin de chez nous : sur les bords du Rhin, mais de l’autre côté du Rhin. Il est Allemand. Puis il aura du génie. À ces deux titres, est-il bien le personnage qu’il fallait ? Pour évoquer le martyre intellectuel et moral d’une génération française, un jeune Français moins extraordinaire ne valait-il pas mieux ?

À vrai dire, il ne semble pas que, dès le premier volume, l’Aube,