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mort, je ne puis te haïr, et mon cœur te suit et te plaint, n’importe où tu ailles, n’importe le motif qui te conduit !… » Sur combien de tréteaux et dans combien de romans ne l’avons-nous pas revu depuis, ce héros sombre, étrange, génial et fatidique, victime désolée de ses propres passions, qui sème partout où il passe la douleur, le désespoir et la mort, et que, malgré tout, on ne peut s’empêcher de plaindre et d’adorer ! Mais déjà nous l’avions vu figurer dans René, dans les Natchez ; et, à voir toutes les curieuses analogies qui existent entre le Journal laissé par Alvare à sa veuve et la trop fameuse Lettre de René à Céluta, dans les Natchez, on pourrait se demander si Aimée de Coigny n’aurait pas eu connaissance de son illustre modèle. Qu’on en juge par les quelques lignes que voici :

« Ces beaux yeux auxquels j’ai déjà fait verser tant de larmes ! qu’ils vont en verser encore !… Quel malheur ! Courbe, courbe ta tête charmante, tendre fleur qu’un souffle brûlant a desséchée !… Je t’ai perdue, Louise, j’ai détruit la félicité, ta paix ; car loin de moi, loin de ton Alvare, plus de bien, plus de jouissance pour toi, n’est-ce pas, mon amour ?… Ton cœur est déchiré, tu souffres aussi, tu souffriras comme moi !… Ah ! cette idée, tout affreuse qu’elle soit, m’est nécessaire ! !… Toute joie est détruite, le bonheur n’existe plus pour toi ; ton fils, mon fils, cache-le, il est la preuve de ta honte ! Destinée implacable… oui, malgré vous, j’ai connu le bonheur… ma Louise !… oh ! rappelle-toi toujours ces momens ! regrette mon souvenir ! aime-le surtout !… mêle la reconnaissance à ta douleur !… Nous avons bu, desséché ensemble la coupe du bonheur !… Qu’importe maintenant si celle de la vie est renversée ! ! ! (sic)[1]… Louise !… Louise !… tu pleures !… tu gémis !… Ah ! ne maudis pas le moment, tout fatal qu’il ait été pour toi, où nous nous sommes liés ! Que la terre s’entr’ouvre ! Volcan, recevez-moi dans vos gouffres de feu ! douleurs, torturez-moi ! je vous brave !… J’ai vécu, je suis l’époux de Louise, je la rejoindrai, je reprendrai ailleurs le cours de notre bonheur… J’étais seul, la tempête s’était élevée… Les flots de la mer venaient jusqu’à moi ; ils essayaient de m’entrainer ;… les éclairs qui fendaient de noirs nuages semblaient m’ouvrir un asile et me montrer la demeure que je cherche loin des injustes mortels… Élémens auxquels je participe, ai-je dit à la tempête, eau, terre,

  1. Nous reproduisons religieusement tous les points d’exclamation qu’Aimée de Coigny a prodigalement semés dans Alvare.