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lieues à l’heure et même trente-six lieues en six heures, suivant des paris plusieurs fois gagnés à la fin de l’Ancien Régime.

Mais que le cheval ait changé d’aspect, que les animaux informes et ridicules, qui formaient la plèbe de l’ancienne espèce indigène, aient disparu aussi bien que les sujets introduits du dehors qui constituaient son aristocratie cosmopolite, ces mutations de provenance, d’allure et de costume, dues à l’influence des mœurs et au progrès de l’élevage, ne sont qu’une petite partie de l’évolution qui a sextuplé peut-être, depuis les derniers siècles, l’effectif de la race chevaline sur notre sol.

De cette multiplication incroyable du cheval résulte parmi les classes sociales un « nivellement de jouissances, » l’accession de la masse à un luxe devenu bien vite pour elle une nécessité. Des inventions beaucoup plus merveilleuses en elles-mêmes n’ont pas eu, à l’user, d’aussi utiles et importantes conséquences.


I

Au temps où tous transports, — des gens et des choses, — se faisaient avec des chevaux, il y avait très peu de chevaux… parce qu’il y avait très peu de transports. Depuis le moyen âge, quelques centaines de riches seigneurs possédaient des écuries immenses, dont nous n’avons plus l’analogue aujourd’hui, et quelques milliers de bourgeois, depuis Louis XIV, avaient de quoi atteler une voiture ; mais le peuple allait à pied et il n’y avait pas de chevaux chez le villageois.

Lorsqu’une duchesse de Bourgogne au XIVe siècle partait en voyage, accompagnée suivant l’usage de son mobilier, son train comportait un effectif de 307 chevaux, tant pour le personnel que pour les chars des bagages. Chez une grande dame, comme Yolande de Flandres comtesse de Bar (1352), on comptait deux palefrois « pour le corps de Madame, » montés par elle, 4 autres pour ses dames et demoiselles, plus 32 chevaux pour ses domestiques et 11 pour ses enfans ; en tout une cinquantaine de bêtes. Loin de diminuer aux temps modernes, ces chiffres augmentèrent chez les princes : le duc de Penthièvre entretenait (1763) à son château de Crécy 120 chevaux, dont 6 seulement pour la selle ; il n’aimait pas la chasse à courre et n’avait point d’équipage, en l’absence du prince de Condé qui commandait à l’armée, il restait encore 100 chevaux dans ces