Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/910

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

libre de disposer d’une certaine part de ses biens. Or il est fort peu de pères de famille qui usent de cette faculté. Si la loi leur accordait la liberté testamentaire, il est donc assez évident qu’ils n’en profiteraient pas pour avantager un de leurs fils. — Ce n’est pas si évident. Vous êtes libre de disposer du quart de votre fortune. Pour si peu, vous ne testez pas et vous laissez l’Etat tester pour vous. Les choses seraient très différentes sans doute si vous aviez la disposition de votre fortune tout entière.

La réponse à l’objection me parait assez bonne. Cependant je crois qu’ici les mœurs sont assez d’accord avec la loi et que la tendance générale du père de famille français est au partage égal. Le Français, beaucoup plus sensible que rationnel, et qui a peu le sentiment ou l’idée de la famille indéfiniment forte à travers les âges, le Français peu aristocrate, en un mot, et c’est ce qu’il est le moins, mais très bon père, incline naturellement à sacrifier l’idée de la famille indéfiniment forte, idée que du reste il n’a pas, à l’amour égal qu’il porte à tous ses enfans. Il est très vrai que le partage égal est une institution antinationale ; mais c’est une institution qui, désormais, est dans les mœurs autant que dans la loi et qui fait partie de la sensibilité française. Il est douteux que, si funeste qu’elle soit, cette réforme soit réformée.

Une des idées générales auxquelles Le Play a attaché son attention avec le plus de curiosité, c’est cette idée de Rousseau sur la bonté essentielle de l’homme, sur l’homme né bon et dépravé par la société, sur l’homme sorti bon des mains du Créateur et perverti par le fait de vivre avec d’autres hommes, etc. M. de Bonald avait déjà protesté contre cette théorie et, bien entendu (Bonald est Rousseau retourné, comme de Maîstre est Voltaire retourné), avait pris juste le contre-pied de la doctrine de Rousseau. Il avait dit : « Nous sommes mauvais par nature, bons par la société. Ainsi tous ceux qui, pour constituer la société, ont commencé par supposer que nous naissons bons, frappés des désordres que la société n’empêche pas et oubliant tous ceux qu’elle prévient, ont fini, comme Jean-Jacques, par croire que la société n’était pas dans la nature de l’homme. Ces écrivains ont fait comme des architectes qui, pour bâtir un édifice, supposeraient que les pierres viennent toutes taillées de la carrière et les bois tout équarris de la forêt. »

Je laisse de côté la comparaison de Bonald, à laquelle je ne