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suis pas sûr, à ma honte, de comprendre grand’chose, et je retiens sa pensée : l’homme naît mauvais ; c’est le fait d’être forcé de vivre en société qui le rend bon ; ou plutôt, car fuyons ses formules tranchées qu’inspire le démon de l’antithèse, c’est le fait de vivre en société qui atténue ses défauts essentiels. Retenons ceci.

Le Play à son tour proteste contre l’idée cardinale de Rousseau, mais, d’une part, en serrant de plus près l’idée, et d’autre part en considérant surtout la doctrine par le côté de ses conséquences : « Selon cette funeste doctrine, nous explique-t-il, le mal qui désole les sociétés est étranger à la nature même de l’homme. Il est le fruit des institutions et des mœurs et il faut les changer jusqu’à ce que le règne du bien soit établi. Le problème social n’est pas, comme on l’a cru jusqu’ici, de faire respecter par les sociétés comme par leurs chefs les institutions qui ont donné aux peuples la plus grande source de prospérité ; il consiste, au contraire, à détruire ces institutions pour extirper la source du mal et rendre à l’homme son état originel de perfection. Les jeunes générations étant moins que les autres éloignées de cet état, il faut autant que possible les soustraire à l’influence de l’âge mûr et de la vieillesse. »

Le Play a ici très bien démêlé la double tendance anarchique, qui est comme contenue dans la pensée centrale de Rousseau : dérober l’homme à la société qui le corrompt, et par conséquent détruire la société ; dérober l’enfant à la famille qui le pervertit et, par cela même, détruire ou affaiblir singulièrement la famille. On ne peut pas mieux isoler le microbe anarchique de Rousseau.

Maintenant, reprenons ; qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? II est purement absurde de déclarer l’homme foncièrement et primitivement bon. Il est purement absurde de déclarer l’homme foncièrement et primitivement méchant. L’homme, tel que nous le voyons avec nos yeux, et tel que nous le voyons dans l’histoire aussi haut que nous puissions remonter, étant bon et méchant, il est infiniment probable qu’il est bon et méchant depuis le commencement de la vie sur la planète. Et c’est encore mal dire : je retrouve encore ici ce mot « l’homme » qui, avec raison, était insupportable à Joseph de Maistre. Il n’y a pas d’« homme, » il y a les hommes, et les uns sont bons et les autres sont méchans, ou plutôt il y en a chez qui les bons instincts dominent et d’autres chez qui dominent les mauvais.