Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis sa première jeunesse jusqu’au jour où, vers l’âge de 35 ans, l’humble fille de l’organiste et professeur de musique Charles Burney, devenue désormais la vicomtesse d’Arblay, semble bien avoir changé de caractère en même temps que de patrie et de condition, — tous les lieux où elle a passé ont été pour elle de précieux « observatoires, » lui offrant l’occasion d’exercer ses dons naturels de peintre et de psychologue. Affligée dès l’enfance d’une myopie qui l’empêchait de reconnaître une figure familière à quelques pas de distance, avec cela si nerveuse et prompte à s’effaroucher qu’il lui arrivait de ne pas être en état de répondre à un salut ou à une question qui lui était adressée, toujours silencieusement cachée dans un recoin du salon paternel, c’est à peine si, au moment où avait soudain éclaté sa gloire littéraire, les amis de ses parens avaient pu se douter de son existence : mais d’autant plus commodément la jeune fille, de son côté, s’était trouvée à même de les étudier, — sauf pour elle à exagérer ou à fausser parfois l’exacte proportion des menus traits de toute espèce qu’elle se flattait d’avoir découverts dans leur personne corporelle et morale.

Il se pourrait bien, par exemple, que l’astronome Lalande n’eût pas été tout à fait le magot prétentieux et ridicule que l’on vient de voir. En attendant de devenir la vicomtesse d’Arblay, Fanny Burney partageait les préventions de la bourgeoisie anglaise à l’endroit des étrangers ; peut-être son idée préconçue du tempérament français l’aura-t-elle empêchée, autant que sa myopie et sa nervosité, d’apercevoir chez son visiteur certaines qualités qui auraient eu de quoi compenser l’emphase burlesque du personnage et l’inutile excès de sa galanterie. Mais l’image qu’elle nous offre de lui, fidèle ou non, est incontestablement amusante ; et pareillement il en est d’une foule d’autres images, esquissées par elle durant toute sa jeunesse, au fur et à mesure que les circonstances de sa vie faisaient défiler devant elle, dans son « observatoire, » des modèles appartenant aux classes les plus diverses de la société anglaise de son temps.


Déjà l’immense succès de ses premiers romans, Evelina et Cecilia, — dont on se l’appellera peut-être que j’en ai parlé ici même il y a quelques années[1], — était dû presque entièrement à cette abondance de portraits volontiers poussés à la « charge, » mais pour la plupart très vivans et caractéristiques. Jamais, avec toute la supériorité de leur génie sur l’honnête et médiocre talent de Fanny Burney, jamais les

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1904.