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provoquant, suscitant la réflexion nationale. L’abondance des renseignemens déconcerte. Le foisonnement des idées étonne. Que de lectures, derrière de tels essais ! Quelle tension acharnée de l’être intérieur ! Dumas fils disait à Vogüé : « Vous faites un article avec la substance d’un volume. » Et c’était vrai, et c’était tragique. Nous pressentions la fatale échéance, nous les témoins de la vie de Vogüé, qui le voyions multiplier ces tours de force d’invention, se renouveler à l’âge où l’on doit se reposer, se créer romancier de toutes pièces, comme il s’était créé essayiste. Jean d’Agrève, les Morts qui parlent, le Maître de la Mer sont de 1898, de 1899 et de 1900, — et Vogüé devait nous quitter au mois de mars 1910 !


III

Cette mort est venue, brutale et inattendue, arracher la plume à la main du grand écrivain. Il avait commencé un nouveau roman : Claire. Il méditait, je l’ai dit, une longue étude sur Chateaubriand. Il semble qu’il ait eu le pressentiment que les jours lui étaient comptés. Il m’écrivait, le 9 mars 1910, moins de deux semaines avant sa fin : « Je passe mes journées dans la retraite, avec mon deuil. Elles sont remplies par des tâches secondaires : lot ordinaire des vieux arbres qui ont poussé un fouillis de branches désordonnées où s’accrochent un tas de choses et de gens qui les tirent vers la terre, qui empêchent le fût de croître en hauteur vers la lumière… » Il n’ajoutait pas que, ces choses et ces gens, il les subissait par charité intellectuelle. Vogüé avait la passion du talent des autres. Dès qu’un livre lui était signalé comme contenant une promesse, il le lisait de la première page à la dernière. Il écrivait à l’auteur. Il le recevait. Il causait avec lui indéfiniment. S’agissait-il d’une candidature à l’Académie qu’il considérait comme nécessaire au maintien du prestige de la Compagnie, — ainsi celle de l’éloquent cardinal de Montpellier, — il préparait la présentation des titres avec un scrupule infini de documentation et de rédaction. Tous ceux de ses confrères qui ont assisté à la séance où il témoigna ainsi pour Mgr de Cabrières, se rappellent quel portrait il nous parla. Sa correspondance était immense et toujours efficace, je veux dire que ses lettres comme sa conversation s’associaient à l’activité de ses amis pour les réchauffer,