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l’accord secret de ces deux subalternes, médiocres tous les deux, tous les deux intrigans, que fut résolu brusquement, et comme à l’improviste, le grave et difficile problème de la succession de Turgot[1].

Dans son château de Pontchartrain, où il jouissait des douceurs du printemps, Maurepas fut informé par un billet du Roi de la décision prise. Il accourut sur-le-champ à Versailles, où tout son effort se borna à rabattre l’orgueil des amis de Choiseul, enflés d’une apparente victoire. Il y réussit sans grande peine. Le soir même de son arrivée, le Roi, s’adressant à Maurepas, disait tout haut, en présence de la Cour : « J’apprends que M. de Choiseul est à Paris. Que n’est-il à Chanteloup ? Quand on a le bonheur d’avoir une terre, c’est la saison d’y être. » Un grand silence accueillait ces paroles. Le duc, dès le lendemain, repartait pour Chanteloup.


II

L’élévation de Clugny au contrôle, dans la situation présente, n’était pas seulement, pour tout dire, un acte d’étrange légèreté, mais un lamentable scandale. Non qu’il fût dépourvu d’intelligence et de capacité ; mais il traînait derrière soi un passé qui faisait présager ce que serait l’avenir. A Saint-Domingue, où il avait fait ses débuts dans l’administration royale, on se rappelait encore avec horreur les exactions, les abus de tout genre qui avaient marqué son passage. On racontait même, à Paris, que le Conseil supérieur de la colonie avait exigé son renvoi, après l’avoir « menacé de la corde[2]. » A Perpignan et à Bordeaux, pendant son intendance, il s’était signalé par sa vie dissolue, son immoralité publique, — vivant avec trois sœurs, dont il avait fait ses maîtresses, — non moins que par une âpreté au gain et un « goût de l’argent, » qui confinaient à l’indélicatesse. Son nom patronymique étant Nuis de Clugny, ses administrés, disait-on, en avaient tiré l’anagramme : indignus luce, indigne de voir le jour. En outre, altier et dur, opiniâtre dans ses idées, ce n’était guère l’homme qu’il fallait pour manœuvrer parmi d’innombrables écueils, pour apaiser tant de

  1. Journal de l’abbé de Véri. — Mémoires d’Augeard. — L’Espion anglais, etc.. etc.
  2. Journal de Hardy, 28 mai 1776.