Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’il y ait dans cette pièce de la vigueur, et un remarquable souci de la documentation, cela ne fait pas de doute. Mais aussi pourquoi ne pas dire à M. Emile Fabre, avec la franchise à laquelle son très estimable talent lui donne droit, que, cette fois, il s’est lourdement trompé ? Il a confondu la scène avec le journal et l’exposé dramatique avec la polémique de presse. Dans les endroits où sa pièce n’est pas l’ennui même, elle choque en nous des sentimens profonds, instinctifs aussi bien que raisonnes et qui sont au-dessus de la discussion. Ce qui, dans un conte à la manière de Voltaire, serait un divertissement de l’esprit et un jeu de l’ironie, prend, à la scène, un caractère de brutalité insupportable et de révoltante injustice. Nos colonies ont été achetées au prix de trop de sacrifices, leur conquête a été consacrée par trop d’héroïsme, pour que nous en parlions avec ce détachement philosophique et cette philosophie transcendante. Il a coulé sur ce sol lointain trop de sang français, pour que ce sol ne nous soit pas devenu sacré comme celui d’une autre patrie. Nos officiers et nos soldats, ceux qui sont morts pour le drapeau, et ceux qui, à leur exemple, aujourd’hui et demain, s’exposeront aussi allègrement aux mêmes dangers, méritent mieux que l’amertume d’une facile dérision. Au surplus, ce n’est pas seulement notre œuvre coloniale que M. Fabre poursuit de ses sarcasmes, c’est tout le rôle historique delà France qu’il bafoue : « — Régial. Vous n’ignorez donc pas que nous avons été les conquérans et les éducateurs du monde. Avec Guillaume de Normandie, nous avons pris et civilisé l’Angleterre ; avec saint Louis, la Terre Sainte ; avec Charles d’Anjou, l’Italie et la Sicile… — Le petit Empereur… où tous les Français ont été massacrés, le jour des Vêpres siciliennes, en 1282. — Régial. Nous sommes encore le peuple qui a soutenu les plus pénibles guerres, livré le plus grand nombre de batailles. — Le petit Empereur. Mes professeurs français m’ont cité leurs noms : Crécy, Azincourt, Pavie… » Voilà des professeurs « français » qui ont une manière à eux d’enseigner l’histoire de France… Ailleurs il est montré que notre empire colonial est en réalité sans défense, — privé de télégraphe, de canons, de torpilleurs, — et à la merci du premier coup de main… Comment l’auteur n’a-t-il pas eu la sensation que de tels propos sont intolérables à des oreilles françaises ? Le public d’aujourd’hui ne proteste plus guère. Il se contente de ne pas venir aux pièces qui lui déplaisent. Les Sauterelles ont eu à Paris un nombre de représentations assez faible. J’espère vivement qu’on ne les jouera pas à l’étranger, où je craindrais qu’elles n’eussent trop de succès.