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tel aspect, on lit ceci ou cela, suivant l’état de conscience dans lequel on est, suivant la direction de recherche que l’on suit. Qui donc définissait l’art : la nature vue à travers un esprit ? La perception aussi est un art.

Cet art a ses procédés, ses conventions, ses instrumens. Entrez dans un laboratoire et considérez un de ces appareils complexes qui nous font des sens plus puissans ou plus fins : chacun d’eux est littéralement un faisceau de théories matérialisées et, par son intermédiaire, toute la science acquise vient peser sur chaque nouvelle observation du savant. Eh bien ! nos organes sensoriels sont de véritables appareils montés par le travail inconscient de l’esprit au cours de l’évolution biologique : eux aussi résument, concrétisent et véhiculent un système de théories informantes. Mais ce n’est pas tout. La psychologie la plus élémentaire montre combien il entre de pensée proprement dite, — souvenir ou inférence, — dans ce que nous serions tentés de croire perception pure. Constater n’est pas recevoir naïvement l’empreinte fidèle de ce qui est : c’est toujours l’interpréter, en faire un système, le mettre en des formes préexistantes qui constituent de véritables cadres théoriques. Et c’est pourquoi l’enfant doit apprendre à percevoir. Il y a une éducation des sens, qu’il acquiert par de longs exercices. Un jour même, l’accoutumance aidant, il cessera presque de voir les choses ; quelques traits, quelques lueurs, simples signes cueillis au vol d’un regard bref, lui suffiront pour les reconnaître ; et de la réalité il ne retiendra plus guère que des schèmes et des symboles.

« Percevoir, dit à ce sujet M. Bergson, finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir. » Toute perception concrète, en effet, porte moins sur le présent que sur le passé. La part de perception pure y est petite : recouverte aussitôt, presque submergée par l’apport de la mémoire. Cette part infinitésimale joue un rôle d’amorce. Appel lancé au souvenir, elle nous provoque à extraire de notre expérience antérieure, à construire avec nos richesses acquises un système d’images permettant de lire l’expérience actuelle. Avec le projet d’interprétation ainsi constitué, nous allons au-devant des quelques traits fugitifs effectivement perçus. Que la théorie élaborée par nous s’y adapte, réussisse à en rendre compte, à les relier, à leur donner un sens : nous aurons en fin de compte une perception